Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome IX, 1880.djvu/552

Cette page n’a pas encore été corrigée
542
revue philosophique

foi du monde, sans se douter qu’elles ne lui appartenaient pas. Ici le mécanisme de la mémoire est nettement scindé en deux : la pathologie nous en fait l’analyse. Interprétant ce cas d’après ce qui a été exposé plus haut, nous dirons : La modification imprimée aux cellules cérébrales a persisté ; les associations dynamiques des éléments nerveux sont restées stables ; l’état de conscience attaché à chacune d’elles a surgi ; ces états de conscience se sont réassociés et reconstitués en séries (phrases ou vers). Puis l’opération mentale s’arrête brusquement. Ces séries n’éveillent aucun état secondaire ; elles demeurent isolées, sans rapports qui les rattachent au présent et les en éloignent, sans rien qui les situent dans le temps. Elles restent à l’état d’images, et elles semblent nouvelles parce qu’aucun état concomitant ne leur imprime la marque du passé.

La localisation dans le temps est si peu un acte simple, primitif, instantané, que très souvent elle exige un intervalle appréciable, même pour la conscience. Dans les cas où elle parait instantanée, sa rapidité est un résultat de l’habitude. L’œil juge de même la distance des objets, et il est probable que, pour une mémoire naissante comme pour une vision naissante, nulle localisation n’est instantanée[1].

Nous n’avons trouvé, en définitive, dans la plus haute forme de la mémoire, qu’une opération nouvelle, la localisation dans le temps. Pour en finir, il nous reste à montrer le caractère relativement illusoire de cette opération.

Je me rappelle en ce moment sous une forme très vive une visite que j’ai faite il y a un an dans un vieux château de la Bohême. Cette visite avait duré deux heures. Aujourd’hui, je la refais facilement en imagination : j’entre par l’immense porte, je traverse dans leur ordre les cours, les galeries, les salles, les chapelles superposées ; je revois leurs fresques et leurs décorations originales ; je m’oriente assez bien dans le dédale de ce vieux château, jusqu’à ma sortie ; mais il m’est impossible de me représenter la durée de cette visite comme égale aux deux heures qui viennent de s’écouler. Elle m’apparaît

  1. Remarquons encore ce qui arrive pour les événements dont la répétition a été fréquente. J’ai fait une centaine de fois le voyage de Paris à Brest. Toutes ces images se recouvrent, formant une masse indistincte, à proprement parler un même état vague. Dans le nombre, les voyages liés à quelque événement important, heureux ou malheureux, m’apparaissent seuls comme des souvenirs ; ceux-là seuls qui éveillent des états de conscience secondaires sont localisés dans le temps, sont reconnus. On a dû remarquer que notre explication du mécanisme de la « reconnaissance » s’accorde avec celle qui est donnée dans le traité De l’intelligence, 2e partie, liv. I, ch. ii, § 6. Il me semble aussi que M. Delbœuf, dans son précédent article, en particulier p. 431, partage la même opinion.