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Th. ribot. — la mémoire comme fait biologique.

exigent un temps appréciable ; plus bas encore, les reconnaissances laborieuses et qui n’aboutissent qu’à force d’essais et de stratagèmes ; enfin, dans quelques cas, le travail n’aboutit pas, et notre indécision se traduit par des phrases de ce genre : « Il me semble que j’ai vu cette figure !… Ai-je rêvé cela ? » Encore un pas, et la localisation est nulle ; l’image dépouillée de ses tenants et aboutissants roule à l’état vagabond, sans feu ni lieu. Il y a de nombreux exemples de ce dernier cas, et ils se rencontrent là où l’on s’attendait le moins à les trouver. Par l’effet de la maladie ou de la vieillesse, des hommes célèbres ne reconnaissent pas leurs œuvres les plus personnelles. À la fin de sa vie, Linné prenait plaisir à lire ses propres ouvrages et, quand il était lancé dans cette lecture, oubliant qu’il en était l’auteur, s’écriait : « Que c’est beau ! que je voudrais avoir écrit cela ! » On raconte un fait analogue au sujet de Newton et de la découverte du calcul différentiel. Walter Scott vieillissant était sujet à ces sortes d’oublis. On récita un jour devant lui un poème qui lui plut ; il demanda le nom de l’auteur : c’était un chant de son Pirate. Ballantyne, qui lui a servi de secrétaire et a écrit sa vie, expose avec les détails les plus précis comment Ivanhoe lui fut en grande partie dicté pendant une maladie aiguë. Le livre était achevé et imprimé avant que l’auteur pût quitter le lit. Il n’en avait gardé aucun souvenir, sauf de l’idée mère du roman, qui était antérieure à sa maladie.

Dans un cas cité par Forbes Winslow, l’image semble tout près d’être reconnue, localisée ; elle est sur les limites ; un appoint très minime aurait suffi, mais il a manqué : « Le poète Rogers, âgé de quatre-vingt-dix ans, se promenait en voiture avec une dame. Celle-ci l’interrogeait sur une autre dame dont il ne pouvait se souvenir. Il fit arrêter et appela le domestique : Est-ce que je connais madame M ? La réponse fut affirmative. Ce fut un moment pénible pour nous deux. Alors il me prit par la main et me dit : N’ayez souci, ma chère, je n’en suis pas encore réduit à faire arrêter la voiture pour demander si je vous connais[1]. »

Un fait beaucoup plus instructif pour nous est rapporté par Macaulay dans l’un de ses Essays consacrés à Wycherley. La mémoire de ce poète, dit-il, était à la fois extrêmement puissante et extrêmement faible, au déclin de sa vie. Si on lui lisait quelque chose dans la soirée, il se réveillait le lendemain matin, l’esprit plein des pensées et des expressions entendues la veille ; et il les écrivait de la meilleure

  1. Laycock, A chapter on some organic laws of personal and ancestral memory, p. 19. — Carpenter, Mental Physiology, 444. — Ballantyne, Life of Walter Scott, ch. 44. — Spring, Symptomatoloyie, t. II, p. 530. — Forbes Winslow, ouvrage cité, p. 247.