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Th. ribot. — la mémoire comme fait biologique.

il est reconnu. Dans cet exemple, le souvenir du voyage est ce que j’appelle un point de repère.

J’entends par point de repère un événement, un état de conscience dont nous connaissons bien la position dans le temps, c’est-à-dire l’éloignement par rapport au moment actuel et qui nous sert à mesurer les autres éloignements. Ces points de repère sont des états de conscience qui par leur intensité luttent mieux que d’autres contre l’oubli, ou par leur complexité sont de nature à susciter beaucoup de rapports, à augmenter les chances de reviviscence. Ils ne sont pas choisis arbitrairement, ils s’imposent à nous. Ils ont une valeur toute relative. Ils sont tels pour une heure, tels pour un jour, pour une semaine, pour un mois ; puis, mis hors d’usage, ils tombent dans l’oubli. Ils ont en général un caractère purement individuel ; quelques-uns cependant sont communs à une famille, à une petite société, à une nation. Si je ne me trompe, ces points de repère forment pour chacun de nous diverses séries répondant à peu près aux divers événements dont notre vie se compose : occupations journalières, événements de famille, occupations professionnelles, recherches scientifiques, etc., ces séries étant d’autant plus nombreuses que la vie de l’individu est plus variée. Ces points sont comme des bornes kilométriques ou des poteaux indicateurs placés sur des routes qui, partant d’un même point, divergent dans différentes directions. Il y a toutefois cette particularité que ces séries peuvent en quelque sorte se juxtaposer pour se comparer entre elles.

Reste à montrer comment ces points de repère permettent de simplifier le mécanisme de la localisation. L’événement que nous nommons point de repère, revenant par hypothèse très souvent dans la conscience, est très souvent comparé au présent, quant à sa position dans le temps, c’est-à-dire que les états intermédiaires qui les séparent sont éveillés plus ou moins nettement. Il en résulte que la position du point de repère est ou du moins semble (car nous verrons plus tard que tout souvenir implique une illusion) de mieux en mieux connue. Par la répétition, cette localisation devient immédiate, instantanée, automatique. C’est un cas analogue à la formation d’une habitude. Les intermédiaires disparaissent, parce qu’ils sont inutiles. La série est réduite à deux termes, et ces deux termes suffisent, parce que leur éloignement dans le temps est suffisamment connu. Sans ce procédé abréviatif, sans la disparition d’un nombre prodigieux de termes, la localisation dans le temps serait très longue, très pénible, restreinte à d’étroites limites. Grâce à lui, au contraire, dès que l’image surgit, elle comporte une première localisation tout instantanée, elle est posée entre deux jalons, le présent et un