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un commencement absolu : il touche à quelque chose avec quoi il forme continuité. Quand nous lisons (ou entendons) une phrase, au cinquième mot, par exemple, il reste quelque chose du quatrième. Chaque état de conscience ne s’efface que progressivement : il laisse un prolongement analogue à ce que l’optique physiologique appelle une image consécutive (et mieux encore dans d’autres langues : after-sensation, Nachbildung, Nachempfindung). Par ce fait, le quatrième et le cinquième mots sont en continuité ; la fin de l’un touche le commencement de l’autre… C’est là le point capital. Il y a une contiguité, non pas indéterminée, consistant en ce que deux bouts quelconques se touchent, mais en ce que le bout initial de l’état actuel touche le bout final de l’état antérieur. Si ce simple fait est bien compris, le mécanisme théorique de la localisation dans le temps l’est du même coup ; car il est clair que le passage régressif peut se faire également du quatrième mot au troisième et ainsi de suite, et que, chaque état de conscience ayant sa quantité de durée, le nombre des états de conscience ainsi parcourus régressivement et leur quantité de durée donnent la position d’un état quelconque par rapport au présent, son éloignement dans le temps. Tel est le mécanisme théorique de la localisation : une marche régressive qui, partant du présent, parcourt une série de termes plus ou moins longue.

Pratiquement, nous avons recours à des procédés plus simples et plus expéditifs. Nous faisons bien rarement cette course régressive à travers tous les intermédiaires ; rarement à travers la plupart. Notre simplification consiste tout d’abord dans l’emploi de points de repère. Je prends un exemple très vulgaire. Le 30 novembre, j’attends un livre dont j’ai grand besoin. Il doit venir de loin, et l’expédition demande au moins vingt jours. L’ai-je demandé en temps utile ? Après quelques hésitations, je me souviens que ma demande a été faite la veille d’un petit voyage dont je peux fixer la date d’une manière précise au dimanche 9 novembre. Dès lors, le souvenir est complet. Si l’on analyse ce cas, on voit que l’état de conscience principal, la demande du livre, est d’abord rejeté dans le passé d’une manière indéterminée. Il éveille des états secondaires : comparé à eux, il se place tantôt avant, tantôt après. « L’image voyage avec divers glissements en avant, en arrière sur la ligne du passé ; chacune des phrases prononcées mentalement a été un coup de bascule[1]. » À la suite d’oscillations plus ou moins longues, il trouve enfin sa place ; il est fixé,

  1. Taine, De l’intelligence, 2e  partie, liv. I, ch. ii, § 7. On y trouvera à propos d’un exemple analogue une excellente analyse qui nous dispense d’insister sur ce point.