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Th. ribot. — la mémoire comme fait biologique.

lumière par Taine : « Les actes d’imagination sont toujours accompagnés d’une croyance (au moins momentanée) à l’existence réelle de l’objet qui les occupe[1]. » Cette croyance, qui existe à son plus haut degré dans l’hallucination, dans le vertige, dans le rêve (faute de perceptions réelles qui la corrigent), existe, bien qu’à un degré moindre, pour tous les états de conscience. Je ne parlerai pas du mécanisme par lequel l’état de conscience est dépouillé de sa réalité objective et réduit à une pure conception de l’esprit. Je renvoie aux explications que M. Taine en a données[2].

Toutefois ce n’est pas là un souvenir. Tant qu’une image, quel qu’en soit le contenu (qu’elle représente une maison, ou une invention mécanique, ou un sentiment), reste isolée et comme suspendue dans la conscience, sans rapport avec d’autres états qui ont pour nous une place fixe, sans pouvoir être logée par nous quelque part, nous n’y voyons qu’un état actuel. Mais parmi ces images quelques-unes ont la propriété, dès qu’elles entrent dans la conscience, de pousser des ramifications dans divers sens, de susciter des états qui les rattachent au présent et grâce auxquels elles nous apparaissent comme faisant partie d’une série plus ou moins longue qui aboutit au présent ; en d’autres termes, elles sont localisées dans le temps.

Je ne rechercherai pas si c’est la mémoire qui rend l’idée du temps possible, ou si c’est l’idée du temps qui rend la mémoire possible ; ni si le temps est une forme à priori de l’esprit ; ni si elle est explicable par une genèse empirique. Ces questions relèvent d’une critique de la connaissance, non d’une psychologie empirique. Celle-ci n’a pas à s’occuper de ces débats critiques ou ontologiques. Elle constate à titre de fait que le temps implique la mémoire et que la mémoire implique le temps : cela lui suffit. Ce point admis, comment localisons-nous dans le temps ?

Théoriquement, nous n’avons qu’une manière de procéder. Nous déterminons les positions dans le temps comme les positions dans l’espace par rapport à un point fixe qui, pour le temps, est notre état présent. Remarquons que ce présent est un état réel, qui a sa quantité de durée. Si bref qu’il soit, il n’est pas, comme les métaphores du langage portent à le croire, un éclair, un rien, une abstraction analogue au point mathématique : il a un commencement et une fin. De plus, son commencement ne nous apparaît pas comme

  1. Dugald Stewart, Philosophie de l’esprit humain, trad. Peisse, t. I, p. 107. — Taine, De l’Intelligence, 1re partie, livre II, ch. i, § 3. On trouvera dans ce dernier livre un recueil de faits qui ne laissent aucun doute sur ce point.
  2. De l’intelligence, en particulier 2e  partie, liv. I, ch. ii.