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Th. ribot. — la memoire comme fait biologique.

parfaite. Ces trois éléments sont de valeur inégale : les deux premiers sont nécessaires, indispensables ; le troisième, celui que dans le langage de l’école on appelle la « . reconnaissance », achève la mémoire, mais ne la constitue pas. Supprimez les deux premiers, la mémoire est anéantie ; supprimez le troisième, la mémoire cesse d’exister pour elle-même, mais sans cesser d’exister en elle-même. Ce troisième élément, qui est exclusivement psychologique, se montre donc à nous comme surajouté aux deux autres. Ils sont stables ; il est instable, il paraît et disparaît : ce qu’il représente, c’est l’apport de la conscience dans le fait de la mémoire, rien de plus.

Si l’on étudie la mémoire ainsi qu’on a fait jusqu’à nos jours comme « une faculté de l’âme », à l’aide du sens intime seul, il est inévitable de voir, dans cette forme parfaite et consciente, la mémoire tout entière : mais c’est, par l’effet d’une mauvaise méthode, prendre la partie pour le tout ou plutôt l’espèce pour le genre. Des auteurs contemporains (Huxley, Glifford, Maudsley, etc.), en soutenant que la conscience n’est que l’accomplissement de certains processus nerveux, et qu’elle est « aussi incapable de réagir sur eux que l’ombre sur les pas du voyageur qu’elle accompagne », ont ouvert la voie à la nouvelle théorie que nous essayons ici. Écartons pour le moment l’élément psychique, sauf à l’étudier plus loin ; réduisons le problème à ses données les plus simples, et voyons comment, en dehors de toute conscience, un état nouveau s’implante dans l’organisme, se conserve et se reproduit ; en d’autres termes, comment, en dehors de toute conscience, se forme une mémoire.

Avant d’en venir à la véritable mémoire organique, nous devons mentionner quelques faits qui en ont été parfois rapprochés. On a cherché des analogues de la mémoire dans l’ordre des phénomènes inorganiques, en particulier « dans la propriété qu’ont les vibrations lumineuses de pouvoir être emmagasinées sur une feuille de papier et de persister à l’état de vibrations silencieuses, pendant un temps plus ou moins long, prêtes à paraître à l’appel d’une substance révélatrice. Des gravures exposées aux rayons solaires et conservées dans l’obscurité peuvent, plusieurs mois après, à l’aide de réactifs spéciaux, révéler les traces persistantes de l’action photographique du soleil sur leur surface[1]. » Posez une clef sur une feuille de papier blanc, exposez-les en plein soleil, conservez ce papier dans un tiroir obscur, et, même au bout de quelques années, l’image spectrale de la clef y sera encore visible[2].

  1. Luys, Le cerveau et ses fonctions, p. 106.
  2. G.-H. Lewes, Problems of life and mind, third séries, p. 57.