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ce point, Clifford se sépare de M. Spencer. Il admet que nous pouvons connaître la réalité en elle-même ; en d’autres termes, il a une métaphysique positive. Il part de la notion de la matière, donnée par l’école associationniste. Un objet, pour moi qui le perçois, est un simple ensemble de changements de ma conscience. C’est en somme la possibilité permanente de certaines sensations. Les inductions des sciences physiques ne sont que des inductions de sensations réelles et possibles dont j’ai ou peux avoir conscience. Mais il y a des inductions profondément différentes de celles-ci. Quand j’admets que vous êtes conscient et qu’il y a en vous des sensations semblables aux miennes, j’induis des sentiments (feelings) qui ne sont pas miens, mais vôtres, qui ne peuvent jamais être des objets de ma conscience ; la conception que je me fais de vous dans ma conscience est liée à la foi en votre existence en dehors de ma conscience. Remarquons que pour Clifford cette foi est injustifiable, puisque je ne puis vérifier l’existence de ces sensations qui ne sont pas miennes ; néanmoins il faut abandonner le point de vue de l’idéalisme absolu, car il serait ridicule de supposer que personne autre n’existe que nous-même. C’est donc là en quelque sorte un postulat.

Clifford donne un nom spécial à ces phénomènes de conscience que nous induisons sans jamais pouvoir les percevoir : il les appelle des ejects, par opposition aux objets (objects), qui constituent la trame de ma propre conscience.

Cette croyance à l’existence d’autres consciences d’ejects domine toute notre vie. Et d’abord elle modifie profondément l’objet : cette table, ce papier, en tant qu’objets (groupes de perceptions), sont des parties de mon moi ; mais j’induis que de semblables objets sont présents dans vos consciences, et ces groupes de perceptions ne peuvent jamais devenir miens. Ainsi se forme la notion complexe de cette table comme objet dans les consciences humaines. Cette conception est le symbole commun de mes perceptions et des vôtres, que je crois plus ou moins semblables aux miennes : elle est un objet social par opposition à l’objet individuel, qui est le groupe de mes seules sensations. Comme l’homme a toujours vécu en société, l’objet n’a jamais été purement individuel ; en d’autres termes, jamais un homme n’a eu conscience d’un groupe de sensations sans la foi que ce même groupe se trouverait dans d’autres consciences. Une habitude constante a donc fini par lier à toutes nos perceptions l’induction de l’existence d’autres esprits percevant de même. C’est là ce qui constitue l’impression d’extériorité de l’objet et ce qui nous le fait paraître non-moi.

Ainsi, pour que je voie les corps comme extérieurs, il faut et il suffit que je croie à l’existence d’autres esprits humains. — Il semblerait plus facile d’admettre que c’est la perception d’extériorité de certains corps agissant de certaine manière qui nous fait croire à des esprits animant ces corps.

Les ejects ne peuvent jamais entrer dans le monde des objets ni être