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les jours que mis en présence d’une personne pour la seconde fois vous vous souvenez de l’avoir vue une première fois. À parler exactement, vous vous, souvenez de la première fois que vous l’avez vue. En effet, l’objet propre du souvenir, ce sont les circonstances où vous l’avez jadis rencontrée, en tant que différentes de celles où vous la rencontrez aujourd’hui. Vous vous rappellerez le salon où elle était, les personnes avec qui elle causait, la toilette qu’elle avait mise ; vous remarquerez qu’elle était plus jeune, ou plus maigre, ou mieux portante. Bref, vous ne vous remémorerez en aucune façon les traits ou les circonstances identiquement semblables. Comment d’ailleurs pourriez-vous le faire, puisque vous les avez devant les yeux ?

Vous êtes allé au Louvre contempler la Joconde. Vous y retournez avec l’intention de la revoir. Pendant le trajet, son image vous accompagne. Mais cette image, si fidèle que vous la supposiez, ne vous fournit tout au plus que ce que vous avez remarqué dans le tableau, tandis que l’œuvre elle-même contient cela et encore autre chose, capable de vous replonger dans une nouvelle admiration. Or, quand vous serez devant elle, vous ne pourrez faire revivre l’image qui tantôt hantait votre imagination qu’en fermant les yeux, et rien au contraire ne vous sera plus facile que de vous représenter certaines particularités de votre première visite, la saison, l’heure, le soleil ou la pluie, la foule ou la solitude. En un mot, vous replacerez la Joconde dans son ancien entourage, et c’est cet entourage, en tant que différent de l’entourage actuel, dont, à proprement parler, vous pouvez dire que vous vous souvenez.

Je résume et tire une première conclusion. La perception d’une chose que vous avez perçue antérieurement met en branle un ou plusieurs états périphériques antérieurs qui, dans les points où ils se distinguent de l’état périphérique actuel, donnent lieu à des conceptions. L’esprit juge que les objets de ces conceptions sont absents, parce que les images en sont ternes, comparées avec celles des objets présents entourant la chose qui provoque le souvenir. Telle est l’exacte signification des lois de ressemblance et de contraste que certains psychologues font à tort figurer parmi les lois d’associations. La ressemblance suscite le souvenir des différences. L’image présente, en tant qu’identique à l’image passée, fait reparaître l’ancien cadre en tant que différent du nouveau[1].

Mais voici une deuxième conclusion : cet ancien cadre, c’est

  1. J’ai cru plusieurs fois trouver cette idée dans M. A. Bain (L’esprit et la corps, p. 90, 235, etc.), qui parle souvent de la conscience « de la ressemblance au milieu de la différence » ; mais les développements font défaut. Voir aussi dans le n° précédent, l’article de M. Brochard, notamment p. 264.