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aimer son prochain comme soi-même, sans arrière-pensée d’intérêt personnel, voilà le fond de son enseignement. Il a été l’apôtre de la fraternité universelle ; il a proclamé la charité comme la première des vertus ; elle ne doit pas être un simple moyen pour assurer le salut ; elle est obligatoire par elle-même. Sans doute il fait parfois appel aux récompenses et aux châtiments futurs ; mais à ses disciples seuls incombe la responsabilité d’avoir fait de la crainte de l’enfer le mobile dominant de la conduite et d’avoir ramené le christianisme à l’égoïste niveau des précédentes religions.

Néanmoins le christianisme, aux yeux de M. Wake, manquait d’un fondement rationnel. L’enthousiasme, l’amour, qui faisaient toute sa force au début, ne pouvaient longtemps se soutenir : « Seul, l’élément émotionnel est une base trop instable pour une vie de sainteté ; bientôt les pratiques corrompues se montrèrent chez les chrétiens dans de telles proportions, que, quand le christianisme triompha définitivement dans l’empire romain, il semble qu’il se trouvait déjà en pleine décadence morale… Aussi ne doit-on pas s’étonner que, quand les moralistes chrétiens eurent constaté que l’enthousiasme produit par l’activité des émotions n’était pas suffisant pour assurer la moralité de la vie, ils eurent recours à la sanction dérivée de la volonté de Dieu. Pendant les âges de foi non raisonnée, le motif suffit, et la crainte de déplaire et de désobéir à Dieu assura dans une certaine mesure la pratique des commandements de la moralité chrétienne. La condition générale de la chrétienté n’en fut pas moins déplorable… L’objet de toute pratique religieuse fut d’échapper aux tourments de l’enfer ou du purgatoire, et l’accomplissement du devoir moral devint un but tout à fait secondaire. L’enfer chrétien prit la place de la métempsycose bouddhiste, et sous l’influence des idées qui s’y rattachaient, le christianisme se développa en un système aussi profondément égoïste que l’était devenue la religion de Bouddha. Heureusement pour les intérêts de la morale, le développement de la pensée moderne qui conduisit à la Réforme aboutit à mettre en doute que la sanction divine fût suffisante pour servir de fondement à la moralité… La raison déclara que Dieu ne pouvait vouloir que ce qui était juste et vrai. À ce point, un nouveau pas devenait inévitable… »

Cette phase nouvelle de l’évolution de la moralité trouve son expression la plus complète dans le positivisme. Inutile d’insister sur le caractère purement scientifique de la morale de Comte ; toute considération suprasensible est écartée ; l’altruisme n’est plus obligatoire que comme fait fondamental de la nature humaine, comme la condition la plus efficace de tout développement et de tout bonheur pour l’individu non moins que pour l’espèce. On ne saurait méconnaître que l’application d’un tel principe ne contribue puissamment au progrès social : « La reconnaissance de l’humanité comme un tout organique, à l’égard duquel chaque individu soutient des rapports définis et doit remplir certains devoirs, dépasse, à quelques égards, même l’idée chrétienne de l’huma-