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Nous ne demanderions pas mieux, pour notre part, que de reconnaître aux mères le glorieux privilège d’avoir mis dans le monde la sympathie, la charité. Mais ces nobles sentiments sont-ils donc originellement étrangers au cœur de l’homme ? Que sa nature soit moins tendre et moins compatissante, d’accord ; il est pourtant à croire que la paternité dut adoucir quelque peu sa brutalité primitive. Lucrèce en faisait déjà la remarque, et dans un vers célèbre il nous montre les bégayements des nouveau-nés enseignant aux durs fils de la terre la compassion pour tous les faibles. On cherche jusque dans les régions obscures de l’animalité inférieure les premières manifestations de l’instinct maternel ; est-ce que l’instinct paternel y fait entièrement défaut ? Est-on bien sûr enfin que la sympathie ne soit pas, elle aussi, un instinct primordial, et qu’il soit nécessaire d’en expliquer l’existence par l’amour des parents pour les jeunes ? Chez les espèces sociables, il y a comme un retentissement des sentiments et dispositions de chaque membre de la communauté dans la conscience de tous ; il y a donc déjà sympathie, et cette sympathie s’élève parfois jusqu’au dévouement, jusqu’au sacrifice : pourquoi chez l’homme, animal sociable, la sympathie n’existerait-elle pas dès l’origine, latente et endormie d’abord, mais prête à se manifester aussitôt qu’en dehors de la famille les premières relations s’établiront ?

Née de l’instinct naturel, la sympathie, selon M. Wake, se développe surtout par l’influence de l’homme. Il n’est pas rare que, pour le sauvage, la mère soit l’objet de plus de tendresse et de respect que le père ; on sait d’ailleurs que la filiation maternelle a primitivement plus d’importance que la filiation paternelle. La mère dut initier le fils à la sympathie par l’amour quelle lui inspira. Que ce fils devienne plus tard un chef puissant : par son action, par son exemple, il pourra, ici encore, contribuer au progrès moral de la tribu. D’ailleurs, à mesure que le lien purement social et politique de la tribu se substitue au lien familial du clan, une fraternité plus étroite s’établit entre les hommes qui font partie de la communauté. Presque partout, l’admission parmi les membres de la tribu est accompagnée pour l’adolescent d’initiations et d’épreuves ayant un caractère religieux. Des associations plus étroites se forment parfois au sein de la tribu elle-même, avec obligation pour chacun de s’employer, dans la mesure de ses forces, à la défense et au bien de tous les affiliés : telles sont, par exemple, les Loges de quelques peuplades indiennes, l’institution des Areoi dans les îles du Pacifique. M. Wake croit retrouver quelque chose d’analogue dans les Mystères de la Grèce et de Rome. Ainsi fortifiés et pour ainsi dire consolidés, les sentiments altruistes rayonnent dans une sphère de plus en plus large et donnent peu à peu naissance, même à l’égard de l’étranger, aux différentes vertus dont la bienveillance est le principe. L’une des plus générales, à une certaine période de la civilisation, c’est l’hospitalité.

Néanmoins ici, comme pour la justice, et plus encore peut-être, il