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les citoyens de ce monde ont des droits, et un pouvoir, supérieur à celui des vivants, pour les faire respecter. La crainte d’offenser les esprits, de provoquer leur colère, d’autant plus redoutable que, pour la superstition primitive, tous les fléaux naturels en sont les signes et les effets, pèse d’un poids écrasant sur l’existence du malheureux sauvage. Ces esprits sont partout ; sans cesse ils l’assiègent et l’observent, visibles parfois à ses regards hallucinés. Il en vient à penser qu’ils pourraient bien se constituer les vengeurs non seulement de leurs propres droits méconnus, mais de tous les droits violés. Les actes qui portent atteinte à la vie ou à la propriété des membres, du clan d’abord, puis de la tribu, les esprits ont la puissance et la volonté de les punir : vol, meurtre, adultère, tous les crimes sociaux trouvent ainsi une sanction mystérieuse, inévitable, et dès lors revêtent, aux yeux de la conscience épouvantée, un caractère d’immortalité en quelque sorte absolu.

La réflexion ne fut pas étrangère à ce progrès. Le chef, désireux, dans son intérêt ou dans celui de son peuple, de rendre sa tribu puissante et prospère, s’efforça d’attacher à certains actes cette sanction religieuse qui leur faisait d’abord défaut. D’accord avec les prêtres, qui ne sont souvent dans sa main que des instruments dociles pour soutenir et fortifier son autorité, il fit parler les dieux, il employa, comme moyens d’investigation à l’égard de crimes dont il voulait imprimer profondément l’horreur dans les âmes, les épreuves solennelles des serment, des ordalies. De telles influences, surtout sur des races aisément disciplinables, durent être irrésistibles, et la coutume, qui joue un si grand rôle dans les sociétés d’une culture encore peu avancée, consolida peu à peu, jusqu’à les rendre à peu près instinctives, ces associations ainsi formées. Mais, si la coutume consacre le progrès obtenu, la cause même de l’évolution nouvelle que nous venons d’indiquer ne saurait être cherchée ailleurs que dans l’action de quelques hommes de génie, chefs, législateurs ou prêtres, au sein de races plus heureusement douées que les autres et préparées, par une obéissance séculaire, à recevoir les prescriptions morales de l’autorité politique comme l’expression des volontés d’en haut.

Tels sont, pour M. Wake, l’origine et les premiers développements du sentiment du juste. Une enquête semblable doit être tentée à l’égard du sentiment altruiste. M. Wake considère comme fondée en nature la vieille distinction entre la justice et la bienveillance ou charité, les devoirs passifs et les devoirs actifs. Il pense que le caractère de l’obligation apparaît plus manifestement et plus tôt pour les premiers que pour les seconds. La genèse et l’évolution du sentiment du juste sont principalement l’œuvre de l’intelligence ; sans doute les émotions y jouent leur rôle : crainte de vengeance de la part de l’offensé ou de ses proches, crainte des sanctions légales, sociales et religieuses ; mais ce rôle n’est après tout que fort secondaire ; l’élément essentiel, ici, c’est, on l’a vu, une idée, l’idée du droit. Il en est tout autrement