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dique reposent en fait sur des conceptions absolument contraires ; c’est la terre qui est primordiale, et, quelle que soit la signification primitive du mythe de l’Océan (sa forme circulaire, sa monture ailée, Pégase, dans Eschyle, semblent en faire un emblème du temps), il n’est plus qu’un fleuve, père de tous les autres, mais qui comme eux a deux rives et qu’on traverse ; quant au ciel, il est solide (χαλϰέος) comme celui des Phéniciens ; il repose sur l’Atlas, et le soleil et la lune y courent sur des quadriges. Cette conception n’est d’ailleurs nullement en contradiction avec la légende que les astres se baignent dans l’Océan et y ravivent leur éclat[1].

Les épithètes de γαίηοχος, d’εἰνοσίγαιος, données à Poséidon, semblent pouvoir, à la vérité, s’interpréter par la représentation de la terre comme flottant sur l’eau et comme ébranlée par les mouvements de celle-ci ; or, d’après les explications des tremblements de terre que les Ioniens ont données, on peut croire que c’était là celle de Thalès[2] ; mais ces épithètes sont certainement trop vagues pour constituer une preuve sérieuse ; il est clair d’ailleurs que l’énorme puissance des flots courroucés devait trop frapper un peuple marin pour qu’il ne fût pas naturellement amené à la considérer comme la cause des tremblements de terre.

Je ne trouve, en somme, qu’un mythe qui présente une analogie véritable avec « la barque Sekhti » des Égyptiens ou les bassins creux d’Héraclite : c’est celui de la coupe d’or dans laquelle le Soleil ou Héraklès traversent l’Océan ; mais il faut remarquer que les premiers poètes chez lesquels on rencontre ce mythe, Stésichore, Mimnerme, Phérécyde, sont tous de l’époque de Thalès, et par conséquent postérieurs aux relations établies entre la Grèce et l’Égypte. Or qui a lu Hérodote ne peut douter que les Hellènes n’aient, avant toutes choses, rapporté du Nil des mythes religieux, et on ne peut guère donner d’autre explication de celui-là.

Le caractère tout spécial de la conception cosmologique des Égyptiens est en fait l’argument le plus sérieux pour y voir exclusivement l’origine de celle de Thalès. Ce caractère ressortira mieux, si l’on compare la conception des Chaldéens.

Pour eux, la terre est un bassin rond renversé, creux par dessous,

  1. Ἄρϰτον..........
    Οἴη δ’ ἄμμορός ἐστι λοετρῶν
    (Iliade, XVIII, 489.)

  2. On peut rappeler à ce sujet le fameux texte du papyrus de Chabas : La terre navigue selon ta volonté, où l’on a voulu voir la trace d’une antique croyance égyptienne au mouvement de notre planète. Cette hyperbole orientale, adressée à un personnage puissant, antérieur à la construction des pyramides (?), peut faire allusion aux tremblements de terre ; elle indique d’ailleurs nettement que la terre est conçue comme un disque flottant sur l’eau.