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d. nolen. — les maîtres de kant

dans celui de sa moralité, qu’il lui conseille de se résigner aux exigences du contrat social. Il veut, comme il le dit, « trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. » La raison d’être de l’État et du contrat social qui le fonde est placée par Kant, comme celle de l’art et de la religion et de la science, dans le rapport nécessaire qu’ils ont à la réalisation de l’ordre moral, la fin suprême de la volonté.

Si Kant corrige heureusement sur ce point les lacunes ou les erreurs de son devancier, il semble que la théorie de Rousseau sur la propriété ait égaré son ferme esprit. Selon le Contrat social, la légitimité de la propriété repose exclusivement sur la reconnaissance de l’État. Toute appropriation antérieure n’est qu’une véritable usurpation. Kant place au contraire dans le droit naturel l’origine et la raison du droit civil : l’institution légale de la propriété ne fait que consacrer la légitimité d’une possession antérieure. Mais l’étendue de ce droit primordial se mesure, selon lui, à la force, dont l’individu dispose dans l’état de nature, à peu près comme la force de la loi fonde, chez Rousseau, le droit social de la propriété.

Kant, en revanche, se montre tout à fait indépendant de son devancier dans ses préférences déclarées pour la monarchie parlementaire. Il l’oppose avec confiance au dédain de Rousseau pour les institutions représentatives, à son enthousiasme pour la forme républicaine.

La Doctrine de vertu que Kant publia en même temps que celle du droit lui fournit encore l’occasion de se prononcer, plus décidément qu’il ne l’avait fait, sur le problème dont la solution paradoxale avait commencé la réputation de Rousseau, la question du progrès. Rousseau niait résolument, dans ses écrits, que la société, avec les arts qu’elle engendre, ait contribué au bonheur de l’individu, et concluait que le progrès n’est qu’une chimère. Kant ne s’était associé à cette conclusion, que pour soutenir qu’aucun homme de bon sens ne voudrait recommencer la vie dans les mêmes conditions, ou même sous quelque forme qu’on se plaise à l’imaginer, si le plaisir devait être le seul but de l’existence. Il n’en proclame qu’avec plus d’assurance aujourd’hui que le devoir, étant la fin inévitable de l’individu, la vie est bonne pour chacun de nous, puisqu’elle nous permet de l’accomplir, puisqu’elle assure à la vertu un théâtre digne de ses efforts et de ses sacrifices. Il n’est pas interdit sans doute à l’homme de bien de nourrir en son cœur l’espérance d’une vie plus heureuse ; mais la certitude du devoir et le prix moral