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rité, quelle étendue, quelle précision tout à la fois le principe de Rousseau reçoit de la critique de Kant, et combien le disciple modifie et dépasse la pensée de celui qu’il veut bien regarder comme son maître.

La pensée de Kant une fois maîtresse d’elle-même, les dissentiments vont s’accuser de plus en plus entre lui et Rousseau.

II

Les écrits de 1784, Idées sur une philosophie de l’histoire à un point de vue cosmopolite, et de 1786, Commencements présumables de l’humanité, ainsi que les leçons sur l’anthropologie, dont ils peuvent être considérés comme le commentaire, annoncent l’opposition de Kant contre les théories historiques, humanitaires, pédagogiques de Rousseau. Kant se prononce résolument contre le rêve, décrit si complaisamment dans le Discours sur l’inégalité des conditions, d’un état primitif, où l’homme n’aurait connu ni les besoins ni les vices de la société, et, dans l’innocence de ses désirs et la vigueur de ses facultés natives, aurait réalisé sans effort l’idéal de l’égalité et du bonheur. Cette Arcadie rétrospective eût été mortelle au développement des facultés humaines. « Sans les dispositions, peu aimables sans doute, que développait l’insociabilité des premiers hommes, sans les résistances qu’y rencontraient nécessairement à chaque pas les exigences des égoïsmes individuels, cette existence de pasteurs arcadiens aurait empêché pour jamais, au milieu de l’union, de l’entière satisfaction, de l’affection mutuelle de ceux qui la menaient, le développement des talents divers dont la nature a mis en nous le germe. Les hommes, contents comme les troupeaux qu’ils faisaient paître, n’auraient pas su donner à leur vie plus de prix que n’en a celle d’un animal domestique[1]. »

Les luttes de l’état social, qui arrachent à Rousseau tant de plaintes éloquentes, sont le ferment nécessaire de tout progrès.

« Le moyen dont la nature se sert pour assurer le développement de toutes les facultés de l’homme, c’est l’antagonisme que la société établit entre elles : il en doit, en effet, résulter à la fin un ordre régulier… Bénissons la nature pour l’insubordination naturelle à l’homme, pour les rivalités hostiles qu’engendre la vanité, pour les

  1. Kant’s Werke, t. VII, p. 322.