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d. nolen. — les maîtres de kant

de Voltaire : « Le mariage affranchit la femme et fait perdre à « l’homme sa liberté ? » Toutes ses idées sur ce sujet sont, en quelque sorte, condensées dans ce significatif aphorisme des Fragments : « L’amour conjugal n’est estimé si haut que parce qu’il annonce tant de renoncement aux autres avantages[1]. »

Mais fermons la parenthèse qu’il nous a paru curieux d’ouvrir sur la conduite aussi bien que sur les opinions de Kant relativement au mariage. Il demeure établi que, dans ses jugements sur les femmes autant et plus encore que dans ses réflexions sur la société, il tient fréquemment le langage d’un fidèle disciple de Rousseau. Comme son nouveau maître, il ne croit pas pouvoir faire trop large la part du sentiment, du naturel dans les divers écrits qu’il publie ou qu’il compose, bien qu’ils n’aient paru que beaucoup plus tard, durant les années qui suivent immédiatement son premier commerce avec le philosophe français.

Vers le même temps, un événement inattendu se produisait, qui semblait une justification éclatante de la théorie de l’homme-nature. Un chevrier polonais, qui, depuis de longues années, vivait dans les champs ou au fond des bois, sans autre société que celle d’un petit garçon de huit ans et d’un troupeau de chèvres qui leur fournissait à tous deux la nourriture et le vêtement, venait de faire son apparition dans les environs de Kœnigsberg. La Bible à la main, il prophétisait l’avenir aux villageois crédules, qui accouraient en foule auprès de lui. Le peuple l’appelait le chevrier-prophète. Dans ce nouvel homme des bois et l’enfant qui l’accompagnait, on crut voir le type de l’homme primitif, de sa sobriété, de son indépendance, de son énergie physique et morale. Kant ne résista pas à la tentation d’émettre publiquement son avis sur le curieux phénomène qui mettait en mouvement toutes les imaginations. À deux reprises, dans un article de journal intitulé : Pensées sur l’aventurier Komarnicki, et dans un court Essai sur les maladies du cerveau, 1764, il cherche a satisfaire, tout en l’éclairant, la curiosité du public. Pour lui, le vieux chevrier n’est qu’un exemple entre mille des aberrations d’une tête malade ; et sa manie d’ascète et de visionnaire ne doit pas être confondue avec les beaux transports du véritable enthousiasme, « sans lequel rien de grand n’a jamais été réalisé « dans ce monde. » Mais l’enfant lui offre une vivante confirmation de la théorie de Rousseau.

« Le petit sauvage, qui a grandi dans les bois et se rit des incommodités des saisons, porte sur son visage les marques d’une indé-

  1. Fragments, p. 628.