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d. nolen. — les maîtres de kant

lèvres coulaient les discours les plus riches en pensées. Il maniait avec aisance la plaisanterie, l’esprit, le trait ; ses leçons étaient le plus agréable des entretiens. Le même génie qu’il déployait à critiquer Leibniz, Wolf, Baumgarten, Crusius et Hume, à exposer les lois de Kepler, de Newton et des physiciens, il l’appliquait au commentaire des œuvres de Rousseau, qui paraissaient alors, à l’étude de l’Émile et de la Nouvelle Héloïse, en même temps qu’à l’examen de toutes les découvertes physiques qui arrivaient jusqu’à lui. Toujours il ramenait l’auditeur à l’étude impartiale de la nature et à la connaissance de ce qui fait la valeur morale de l’homme. La science de l’homme, des peuples, de la nature, l’histoire, les mathématiques, l’expérience, telles étaient les sources où il puisait la matière de ses leçons et de ses entretiens… Il excitait les esprits et les forçait avec douceur à penser par eux-mêmes : rien n’était plus éloigné de son caractère que le despotisme de l’autorité. Cet homme, que je ne nomme qu’avec la plus vive reconnaissance et le plus profond respect, c’est Emmanuel Kant[1]. »

On peut mesurer par ce décisif témoignage la profondeur et l’étendue de la révolution opérée dans les idées et les études de Kant. Aux recherches de la physique mécanique, qui l’avaient absorbé tout d’abord, viennent se joindre maintenant les problèmes de la science morale. Insensiblement, l’étude de la nature ne tiendra plus que la seconde place dans ses préoccupations : et elle l’intéressera moins pour elle-même que pour les méthodes et les exemples qu’elle propose à la science de l’homme.

Ce n’est pas seulement l’objet de sa curiosité qui a changé : ses sentiments ne sont pas moins profondément modifiés. Il semble qu’au contact de Rousseau, son caractère subisse une transformation ; ou plutôt, car la maturité de l’âge, et il avait alors trente-cinq ans, ne comporte guère de ces révolutions radicales, des dispositions latentes ou contrariées jusque-là faute d’objet, font comme une soudaine irruption dans sa conscience et se déploient avec d’autant plus d’énergie qu’elles ont été contenues plus longtemps.

Il n’est pas malaisé de se représenter à cette date l’état d’esprit de Kant. Élevé par des parents et formé par des maîtres étroitement attachés au piétisme, il avait puisé dans un milieu rigide et austère cette défiance à l’endroit de la nature humai ne, qui est un des traits distinctifs du christianisme, et que le piétisme exagérait encore. Le commerce des abstractions mathématiques et métaphysiques n’était pas fait pour corriger ces impressions pre-

  1. Herder’s Briefe zu Befœrderung der Humunitaet 49 Brief.