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créer ce passage : c’est la conséquence du dualisme, et suivant Descartes la science objective n’aurait pas été fondée, si l’entreprise n’avait réussi. M. Barthélémy Saint-Hilaire méconnaît donc sa pensée lorsqu’il prétend qu’au fond le Cogito ergo sum impliquait pour lui l’affirmation du monde extérieur. Descartes le nie en termes formels, à plusieurs reprises. Il nie qu’on puisse substituer dans son axiome à l’acte de penser un acte quelconque du corps, parce que cet acte appartiendrait au monde extérieur, dont l’existence est encore problématique ; à moins, dit-il, qu’on n’entende la seule pensée de cet acte, rentrant ainsi dans la vraie forme de l’axiome : Je pense (que je fais tel ou tel acte), donc je suis.

Nous ne discuterons pas le jugement sévère dont M. Barthélémy Saint-Hilaire croit devoir une fois de plus flétrir Spinoza. Nous nous bornerons à demander si l’on peut nier sérieusement que l’auteur de l’Éthique ait une morale, lui pour qui la morale était toute la philosophie. Il nie le libre arbitre, sans doute ; mais sa philosophie tout entière a pour objet de substituera cette interprétation qu’il juge fausse, d’une donnée naturelle de l’esprit, une interprétation qu’il croit vraie. Nous l’avons dit, philosopher, c’est interpréter. M. Barthélémy Saint-Hilaire n’interprète-t-il pas un peu lui-même quand il voit dans Spinoza un disciple inconscient des Mounis hindous et des Arhats bouddhistes, un apôtre du Nirvana ? À moins de nier résolument quatre livres de son grand ouvrage et de tirer soi-même les conséquences du premier, il semble difficile de voir un mystique « prêt à abdiquer la nature humaine » dans ce juif cartésien, si attaché à la terre, à la vie pratique et sensible, qu’à ses yeux chaque perfection de l’âme n’est que l’envers d’une perfection du corps, et qu’on ne développe l’une qu’en développant l’autre. M. Barthélémy Saint-Hilaire interprète encore croyons-nous, lorsqu’il appelle l’Éthique un roman triste ; Spinoza l’avait appelé Traité de la béatitude, et, au sentiment qui inspire son œuvre, il parait bien qu’il ne s’était pas trompé. On peut le dire, aucune philosophie n’est moins triste que la sienne, vue en elle-même et non dans ce que notre précipitation et notre prévention mettent à sa place. On peut tout voir dans certaines doctrines, trop compréhensives pour être embrassées du dehors, trop profondes pour qu’on atteigne sans effort, en y descendant, leur vrai centre de perspective. On peut tout y voir, parce que leurs auteurs ont tout vu et tout dépassé. C’est la marque du vrai philosophe : entre tous elle distingue Spinoza ; mais, si hospitalière que soit son œuvre aux interprétations inadéquates les plus contradictoires, il est une mesure qu’il faut garder avec elle.

M. Barthélémy Saint-Hilaire ne veut laisser debout que Descartes auprès d’Aristote. Après Spinoza vient Leibnitz, puis Kant, qui s’est trompé complètement et lourdement. La sentence est dure. Il ne faut pas dire trop de mal de certains grands hommes : Voltaire disait que cela porte malheur. Mais M. Barthélémy Saint-Hilaire pense avoir le xixe siècle avec lui.