Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome IX, 1880.djvu/241

Cette page n’a pas encore été corrigée
231
analyses. — b. saint-hilaire. De la Métaphysique.

où le lecteur bénévole entre de plain-pied ? La philosophie, dira-t-on, n’est pas une science. C’est vrai ; mais la raison qui l’empêche d’en être une, l’impossibilité où elle est d’employer l’intuition et la mesure objectives, lui rendant l’intuition et la mesure subjectives nécessaires, c’est-à-dire laissant tout à faire chez elle à la conception abstraite et au jugement réflexif, impose par cela même au philosophe la condition d’un développement intense, anormal, de ces facultés. Or la philosophie seule, au sens étroit du mot, l’exercice indépendant, à la fois critique et architectonique de la réflexion, les développe. Cela veut dire qu’ici surtout il faut en croire le vieil adage : Fit fabricando faber.

Il suit de là qu’une œuvre philosophique digne de ce nom doit rester lettre close au lecteur exotérique qui la parcourt comme il ferait une œuvre de littérature, à la poursuite du dénouement, des résultats, sans philosopher lui-même, sans refaire pour son propre compte le travail de l’auteur : il faut que tous les deux le sachent d’avance et en prennent leur parti. La philosophie est essentiellement ésotérique : elle le sera davantage à mesure qu’elle prendra mieux conscience d’elle-même et cessera de faire double emploi avec ce qui n’est pas elle, la religion, la poésie, l’éloquence et le sens commun.

La poésie et l’éloquence veulent parler au cœur, l’ébranler et s’en rendre maîtresses : elles y arrivent en donnant à l’imagination une tâche considérable, mais facile, en la séduisant parla clarté esthétique, quia sa source dans l’abondance, la vivacité et l’harmonie des images. La philosophie aurait beau faire ; ses abstractions ne comportent pas une clarté de ce genre. Il lui faut des images subtiles, abstraites elles-mêmes, qui n’arrêtent pas l’esprit, au lieu de lui faciliter le passage à l’au delà ; c’est à l’entendement qu’elle s’adresse, pour l’inviter non à se reposer, mais à se donner carrière. Par l’objet qu’elle poursuit, elle ne diffère pas moins du sens commun et de la religion. Que veulent la religion et le sens commun ? Des résultats. Pourvu qu’ils soient nets et qu’ils s’imposent avec autorité, tout est bien. Dans la philosophie véritable, point de résultats, j’entends poursuivis ; ils sont donnés d’avance : au lieu de les chercher, on en part, non pas même pour les établir, mais pour les interpréter, pour expliquer du point de vue le plus profondément subjectif la croyance qui les pose. Loin donc que la philosophie vise à la clarté vulgaire ou même s’en accommode, on dirait juste en la définissant : un effort de l’esprit pour comprendre difficilement des choses faciles, et s’affranchir de la clarté primitive.

Mais s’affranchir n’est pas détruire, comme expliquer n’est pas justifier ; on s’imagine à tort la philosophie renversant ou fondant les croyances naturelles. La cause de cette erreur est dans l’imperfection de la langue philosophique, qui n’a presque jamais qu’un mot pour désigner la croyance et les interprétations qu’on en donne. Pour prendre un exemple, il n’est pas vrai, au point de vue où nous nous plaçons, que Spinoza nie la liberté, celle à laquelle on croit naturellement ; il en nie une interprétation et y substitue la sienne. De là vient que, tout en