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delbœuf. — le sommeil et les rêves

cette gravure fait partie. Je l’ai reparcouru à cette occasion, et tous les incidents amusants de son séjour dans cette contrée se sont représentés à mon esprit. Mais, chose encore à noter, je crois sentir, entre sa narration de l’émigration des lézards et la mienne, une certaine ressemblance d’allure. « … Tout en travaillant, je voyais des insectes, des lézards passer près de moi et se diriger tous du même côté… …Tout ce mouvement ne me semblait pouvoir annoncer qu’un formidable orage (on se rappelle que dans mon texte je me sers de l’expression orage de neige)… et tout à coup je fus envahis des pieds à la tête par une légion de fourmis… Sur une largeur de dix mètres à peu près, et tellement serrées qu’on ne voyait pas un pouce de terrain, des myriades de fourmis voyageuses marchaient, sans s’arrêter devant aucun obstacle…, sans se détourner d’une ligne… Sur un espace qu’on n’aurait pas pu parcourir en moins d’une heure, je ne voyais pas la moindre place où il fût sans péril de marcher[1]. »

C’est bien là ce que j’ai vu, à part cette différence qu’aux fourmis de ce récit se sont substitués les lézards de la gravure. Ajoutons cependant encore — car, en pareille matière, les plus petits détails peuvent un jour acquérir de l’importance — que, dans l’illustration, les lézards se dirigent de gauche à droite, tandis que mon imagination me les a reproduits cheminant de droite à gauche.

Cette double découverte est certes une bonne fortune, et par elle-même, sans autre explication, elle éclaircit déjà ces sortes de rêves qui vous mettent en face d’un paysage que vous n’avez jamais vu, ou vous transportent dans une ville que vous n’avez jamais visitée, tableaux que d’abord vous jugez être tout de fantaisie et qu’un jour, à votre grande surprise, vous reconnaissez être la copie de la réalité[2].

  1. Dans sa lecture sur l’infection et la putréfaction (voir Revue scientifique, 10 juin 1876), M. Tyndall constate aussi une remarquable coïncidence. Il explique les effets des bactéries en les comparant à des nuages qui courent çà et là dans le ciel. Or la même image exprimée dans les mêmes termes se rencontre dans les œuvres d’Ehrenberg. Le professeur Huxley lui signale la chose, en ajoutant qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. M. Tyndall juge le cas surprenant, car il prétend n’avoir jamais entendu parler de cette idée d’Ehrenberg. En est-il bien sûr ? Cent fois il nous arrive de croire avoir trouvé quelque chose que probablement nous ne faisons que reproduire.
  2. Voici un passage d’une lettre que M. P. Tannery m’écrit au sujet des rêves et qui me vient à propos : « Je suis absolument d’accord avec vous sur le point qu’il n’y a pas de critérium pour distinguer le souvenir d’un rêve du souvenir de la réalité. J’ai, à l’appui de cette proposition, un fait personnel très précis. J’ai, depuis mon enfance, un souvenir très vif d’un paysage (confluent de deux rivières avec une île boisée au milieu) que je reconnaîtrais demain si je me trouvais devant, comme je reconnaîtrais n’importe lequel des