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ANALYSES. — GIRAUD-TEULON. Les origines de la Famille.

l’affaire de toute la tribu » (c’est la horde, qu’il devrait dire, puisqu’il va prendre bientôt le mot tribu dans un tout autre sens), M. Giraud-Teulon essaie de nous faire assister à la «  restriction progressive des droits de la communauté au profit d’un cercle toujours plus restreint d’individus. »

Le premier progrès consista, selon lui, non pas à supprimer la promiscuité mais à en restreindre le cercle. Par exemple, la femme enlevée à une horde voisine, cessa d’être l’épouse de tous les hommes de la horde où elle entrait, avant d’être exclusivement celle de son ravisseur : il y eut un temps où elle fut assignée à tous les hommes d’une même famille. C’est ce qui se faisait au témoignage de Strabon, chez les Cyrénéens nomades de l’antiquité, et ce qui se voit encore de nos jours. « À Ceylan, c’est la famille qui est censée se marier : c’est elle, et non tel de ses membres, qui a des enfants ; ces derniers appartiennent indistinctement à la famille entière, de même que les terres qui ne sont jamais divisées. » Peut-être ce point méritait-il plus de développements. Car enfin, l’on semble faire un cercle vicieux, en nous donnant comme le premier pas hors de la promiscuité primitive vers la famille, une institution qui suppose la famille préalablement constituée et implique déjà la notion de parenté.

Ce qui semble certain, cependant, c’est qu’il y eut une longue période durant laquelle le mariage (si l’on peut donner ce nom à de telles unions) ne fut nullement individuel. Rien qui ressemble alors à une affection personnelle et exclusive. La femme cesse d’être à tous, mais elle est encore à plusieurs. Il est à croire que les premières « épouses » dont l’appropriation fut ainsi permise non pas encore à un seul homme, mais à un groupe relativement restreint, étaient des prisonnières de guerre : on imagine facilement la délicatesse des sentiments qu’elles inspirent. Enlevées par la force ou par la ruse, conquises ou volées, parfois achetées, comment respecterait-on leur dignité et leur libre choix ? On ne paraît pas même se soucier de leur amour. Oui, chose incroyable, nous cherchons en vain, à ce degré de barbarie, quelque chose qui ressemble à l’amour proprement dit, à cette tendresse constante et jalouse qui veut être payée de retour et n’admet point de partage. On se demande, en vérité, s’il faut en croire les témoignages qu’on allègue ici, tant il semble impossible que l’amour et la jalousie n’aient pas existé dès qu’il y a eu des hommes. Du moins pensons-nous que M. Giraud-Teulon s’est contenté, comme c’était son droit, de recueillir les faits les plus saisissants à l’appui de sa thèse, et qu’il a laissé le reste dans l’ombre. Quoi qu’il en soit, c’est un fait certain que l’adultère, dans les mœurs qu’on nous décrit, est considéré comme un simple larcin, « une infraction aux droits du propriétaire. » Il ne porte nullement atteinte à la réputation de la femme, et nécessite seulement une réparation en argent. Pour en être absous, il suffit de payer une amende. Il n’est regardé comme vraiment criminel, que dans le cas d’une liaison avec un étranger : c’est alors, en effet, une trahison envers la horde tout en-