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quoiqu’elle se contente généralement de cinq ou six. Chacun d’eux cohabite avec elle pendant une dizaine de jours, et Forbes a remarqué que tous ces maris vivaient en parfaite intelligence. » Il faut dire que la polygamie leur est permise, et qu’un Naïr, par exemple, « peut faire partie de plusieurs combinaisons matrimoniales. »

Eh bien ! étant donnée cette étrange institution de la parenté par les femmes, elle nous permet, semble-t-il, de remonter plus haut encore. En effet, à quelles causes faut-il l’attribuer ? Selon toute vraisemblance, à l’incertitude de la paternité dans la « promiscuité » primitive. « Ma mère m’a dit que j’étais fils d’Ulysse, mais moi je l’ignore. »

Μήτηρ μέν τ’ ἐμέ φησι τοῦ ἔμμεναι, αὐτὰρ ἔγωγε.
δυκ οἶδα
… Homère, Odyss. I, 215.

Au contraire, l’enfantement et l’allaitement rattachent l’enfant à sa mère de la façon la plus indéniable ; le cordon ombilical est entre elle et lui un lien matériel et visible. Aussi est-il chez plusieurs peuples l’objet d’un respect singulier : les Fidjiens l’enterrent en cérémonie. Ailleurs on le décore de perles, ou bien on le conserve pendant toute la vie de l’individu, et, à sa mort, on l’ensevelit avec lui.

Il est vrai que le système de généalogie utérine se rencontre chez un grand nombre de peuplades monogames, où la paternité n’est nullement incertaine, où les unions sont régulières et les mœurs sévères. Mais on peut croire que ce sont là des améliorations relativement récentes, et que les institutions et coutumes juridiques de la famille, moins promptes à se réformer, sont restées comme vestiges de ce « long et cruel noviciat de barbarie » que l’homme a dû subir avant d’atteindre à la civilisation.

M. Giraud-Teulon, loin de penser comme ceux qui placent l’âge d’or de l’humanité à son origine, nous fait un sombre tableau des premières sociétés humaines, ou plutôt de ces hordes inquiètes et misérables, « où l’on eût cherché en vain la trace d’un organisme social quelconque. » Il nous les représente traversant ce qu’il appelle (d’une expression énergique, mais qui, prise à la lettre, demanderait explication et provoquerait nos réserves) « une véritable période zoologique. »

Le fait est qu’on trouve aujourd’hui encore des nègres assemblés par le hasard ou la naissance, groupés pêle-mêle, ignorants de leur parenté réciproque, dans un état de communisme absolu et de révoltante promiscuité. Or, les auteurs anciens : Hérodote, Xénophon, Strabon, nous peignent sous des couleurs semblables, plusieurs tribus barbares de leur temps.

Ce n’est donc, si l’on veut, qu’une conjecture, mais c’est une conjecture toute naturelle, autorisée par les analogies et en accord avec les faits, de regarder le régime de la parenté par les femmes comme nécessité par un état social où, les femmes et les enfants étant communs, la paternité restait fatalement inconnue ou douteuse.

Partant donc de ce temps, où « le mariage, comme la propriété, est