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P. JANET. — LES CAUSES FINALES

même, et en second lieu il est subsidiairement propre à la subsistance des autres êtres ; l’homme lui-même n’est pas exempt de cette loi, et on pourrait tout aussi bien dire qu’il est fait pour nourrir les vers, que l’on peut dire que les autres animaux sont faits pour le nourrir : il est donc lui même un moyen aussi bien qu’une fin.

Mais après avoir insisté sur ce premier principe, que chaque être est créé pour soi-même, il est évident qu’on ne peut pas s’arrêter là : car il s’ensuivrait que chaque être est un tout absolu n’ayant aucun rapport avec les autres êtres, dont chacun formerait également un système absolu. Il ne faut pas oublier que chaque être fait partie de l’univers, c’est-à-dire d’un système plus général, dans lequel il n’est qu’une partie, et sans lequel il ne pourrait lui-même subsister. Cette relation nécessaire de la partie au tout nous prouve qu’aucun être organisé ne peut se considérer comme centre, si ce n’est relativement ; chacun de ces systèmes partiels doit donc se coordonner au tout, et les uns aux autres ; de là ces corrélations réciproques d’après lesquelles tous les êtres de la nature sont à la fois fins et moyens[1]. Quel est le rôle de l’homme dans ce système ?

Tout être ayant besoin pour subsister : 1o d’une organisation appropriée ; 2o de moyens de subsistance préparés en dehors de lui, peut être considéré comme une fin de la nature à ces deux points de vue : la nature s’est occupée de lui et en a fait l’un des objets de ses préoccupations, en préparant ainsi intérieurement tout ce qui lui est nécessaire : à ce titre l’homme est une fin de la nature aussi bien que les autres créatures. De plus, à mesure qu’un plus grand nombre de moyens se trouvent disposés pour la conservation d’un être, ou, ce qui est la même chose, que l’organisation d’un être a été faite pour jouir d’un plus grand nombre de choses, on peut dire que l’être ainsi privilégié est une fin plus importante pour la nature ; de telle sorte qu’un être a le droit de mesurer son importance comme centre ou fin dans l’univers, au nombre d’utilités qu’il peut retirer du milieu où il vit, sans avoir cependant jamais le droit de s’arroger la qualité de fin dernière et absolue. Or, qui peut nier que l’homme soit de toutes les créatures, celle qui est le mieux douée pour user des choses extérieures, celle à laquelle un plus grand nombre de choses sont coordonnées à titre de moyens ? et par conséquent pourquoi

  1. « Il n’est pas un être, dit très-bien Rousseau, qu’on ne puisse à quelques égards regarder comme le centre de tous les autres, autour duquel ils sont ordonnés, en sorte qu’ils sont tous réciproquement fins et moyens les uns relativement aux autres. L’esprit se confond et se perd dans cette infinité de rapports. » On remarquera ces expressions de Rousseau, qui sont précisément les mêmes que Kant a appliquées plus tard à la définition des êtres vivants.