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La sensation devient ainsi la seule et unique matière de nos idées, le seul objet de connaissance qui soit immédiatement donné à la conscience. Cette doctrine, on l’a vu, avait déjà été produite par Démocrite lui-même, puisque, en dehors de l’existence des atomes et du vide, il ne reconnaît à tout le reste, en particulier à nos sensations subjectives de saveur, de son, de couleur, etc., aucune réalité, sinon dans l’opinion. Le matérialisme de Démocrite forme donc la transition entre la conception du monde purement objective des anciens physiciens et la philosophie subjective des sophistes. C’est ainsi que Locke est venu après Hobbes, Condillac après La Mettrie. Le sensualisme n’est à son tour qu’une philosophie de transition qui peut mener à l’idéalisme, — de Hobbes à Berkeley par l’intermédiaire de Locke, — car dès qu’on n’accorde plus d’existence réelle qu’à la sensation, les choses, déjà dépouillées de toute qualité propre, oscillent de plus en plus dans le vague et finissent par s’évanouir. L’antiquité, toutefois, n’a pas été aussi loin.

On conçoit donc la haute importance accordée par Lange à Protagoras et aux autres sophistes. Les temps ne sont plus où le mot de sophiste n’éveillait qu’une idée de mépris. Ces penseurs n’ont guère été mieux traités des historiens de la philosophie que les matérialistes, et, en dépit de Hegel et des philologues allemands, malgré Grote et Lewes, il est à craindre que pendant un demi-siècle encore on ne continue chez nous à les juger fort mal. Depuis Platon et Aristote, en effet, s’il est une opinion regardée comme vraie et de tous points évidente, c’est que les sophistes ont été une peste morale pour Athènes et pour les autres cités grecques de l’Ionie, de la Sicile et de l’Italie. Dans la tradition, Socrate est le grand, l’infatigable adversaire de la secte des sophistes. Or, qu’étaient en réalité les sophistes ? Le mot qui les désigne, loin d’avoir été une injure, était au vie et au ve siècle le nom qu’on donnait d’une manière générale à tous les lettrés, aux poètes, aux philosophes, aux maîtres voués à l’enseignement, si bien que Socrate, Platon et Aristote sont appelés « sophistes » tout comme Homère, Selon, Pythagore, Protogoras, Gorgias et Isocrate. Les sophistes étaient les maîtres de sagesse pratique qui enseignaient tout ce que devait savoir un Grec bien élevé, désireux d’arriver aux premières charges de l’État. Dans les cités grecques du cinquième siècle où la forme du gouvernement était la démocratie, nul ne pouvait devenir un citoyen éminent, puissant, illustre, s’il ne l’emportait sur ses concitoyens par une raison plus haute et plus éclairée, par un art plus délié, par une habileté extraordinaire à exposer devant le peuple les idées qu’il voulait faire adopter, les causes qu’il désirait voir triompher. Ceux