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Jules soury.histoire du matérialisme

L’anthropologie de Démocrite est infiniment moins remarquable que sa cosmologie. Il enseigne, comme on sait, que l’âme est formée d’atomes fins, polis et ronds, semblables à ceux du feu ; ces atomes sont d’une mobilité extrême ; ils parcourent incessamment tout le corps, dans lequel ils entrent à chaque inspiration, et auquel ils procurent le mouvement, la vie, la pensée, — la pensée dans le cerveau, la colère dans le cœur, le désir dans le foie. La mort n’est rien de plus que la séparation des atomes animés du corps devenu inanimé ; comme ils n’y peuvent rentrer et qu’ils se dispersent, la conscience individuelle s’évanouit du même coup. Ainsi, comme chez Diogène d’Apollonie, l’âme est une matière particulière. Cette matière animée, ces atomes de feu, qu’absorbent à tout moment en leurs tissus les êtres organisés, sont répandus dans l’univers entier et produisent partout, avec le mouvement et la chaleur, l’âme et l’intelligence. C’est parce qu’il y a dans l’air beaucoup d’âme et de raison disséminées, que nous les respirons, et non-seulement nous, mais les plantes[1]. Ce n’est pas, Zeller l’a remarqué, pour trouver un principe supérieur d’explication des choses que Démocrite admet l’existence de cette sorte d’atomes : ils n’ont rien de commun avec le νοῦς d’Anaxagore ni avec l’âme du monde platonicienne. Bien que l’âme ne soit pas le corps, et que Démocrite n’ait considéré celui-ci que comme la tente ou la demeure (σϰῆνος) de l’âme, — l’âme est constituée par une simple variété de corpuscules matériels : c’est un phénomène résultant de la nature géométrique de certains atomes dans leurs relations avec d’autres atomes. En d’autres termes, les sensations et les pensées ne sont rien de plus que des changements ou modifications du corps, des processus corporels[2]. L’âme est un cas spécial de la matière en mouvement ; les mouvements rationnels, les processus de la sensibilité, de la pensée et de la volonté, doivent être réductibles, comme tous les autres mouvements connus, aux lois générales de la mécanique. Cette idée est devenue évidente, si j’ose dire, pour tous les psychologues ; on vient d’en voir l’origine. Certains réalistes naïfs croient même le problème déjà résolu. Admettons un instant qu’il le soit et qu’il existe des tables de mouvements nerveux comme il existe des tables de mouvements astronomiques : il restera à découvrir ce qu’est une impression, une sensation, une pensée ; bref, tout demeurera aussi obscur qu’aujourd’hui dans le domaine de l’intelligence, à moins qu’abêti par le positivisme l’esprit

  1. Arist., de Plant., c. 1815, b, 16. ὁ δὲ Ἀναξαγόρας ϰαὶ ὁ Δημόϰριτος ϰαὶ ὁ Ἐμπεδοϰλῆς ϰαὶ νοῦν ϰαὶ γνῶσιν εἶπον ἔχειν τὰ φυτά..
  2. Stob. Ecl. Ed. Gaisf. II, 765. Λεύϰιππος, Δημϰράτης (— όϰριτος) τὰς αἰσθήσεις ϰαὶ τὰς νοήσεις ἑτεροιώσεις εἶναι τοῦ σώματος.