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Jules SOURYHISTOIRE DU MATÉRIALISME

Ce n’est pas seulement la doctrine atomistique moderne qui remonte à Démocrite : les principes les plus élevés et les plus généraux de notre physique, l’idée grandiose d’une explication purement mécanique de l’univers, le sentiment de la nécessité et de l’aveugle fatalité des lois de la nature, mettant à néant toute téléologie, maintes analyses des sensations et de la conscience que professe la psychologie expérimentale contemporaine, et sans doute quelques-unes des hypothèses évolutionnistes de notre époque, ont aussi été introduits dans le monde par le philosophe d’Abdère. Pour s’en convaincre, il suffit d’ouvrir le grand recueil de Mullach, et de commenter avec Lange les principaux fragments de Démocrite. Ce n’est pas qu’on ignore communément ce fait ; toutefois, les moins prévenus sont si portés à ne voir la philosophie antique qu’à travers Socrate, Platon et Aristote, et l’histoire de la philosophie, presque exclusivement écrite par des spiritualistes, a été si singulièrement faussée et dénaturée, qu’il peut n’être pas tout à fait inutile de rappeler brièvement quelques points de la doctrine du vieux maître.

Rien ne vient de rien et ne se perd en rien, μηδέν τ’ ἐϰ τοῦ μὴ ὄντος γίνεσθαι ϰαὶ εἰς τὸ μὴ ὂν φθείρεσθαι. Dire que rien ne se crée et que rien ne se perd de ce qui existe dans l’univers, si bien qu’à travers toutes les transformations résultant de la rencontre ou de la séparation des éléments la quantité de substance reste la même, c’est énoncer les deux propositions fondamentales de la physique moderne, l’indestructibilité de la matière et la conservation de la force. Il était réservé à d’autres temps de découvrir toute la portée de ce principe, et d’y reconnaître la loi générale des forces mécaniques et moléculaires, l’axiome qui domine la physique, la chimie et la biologie. Mais, dès la haute antiquité hellénique, l’idée de la persistance de ce qui est, de ce que l’on considère comme le principe des choses, quel qu’il soit, apparaît chez tous les penseurs. D’après Thalès, ce principe est l’eau ; c’est pour Anaximandre une substance indéterminée ; selon Héraclite c’est le feu primordial où s’abîment et d’où renaissent périodiquement les mondes. Parménide niait, avec autant de force que Leucippe et Démocrite, que quelque chose pût commencer ou cesser d’être : l’être, conçu comme une sphère parfaite, est en quantité invariable dans l’univers ; il est un et tout, et rien ne se peut imaginer en dehors de lui. Si les Éléates méconnaissaient la pluralité des choses, c’est qu’on ne saurait concevoir ces modes de la substance sans l’existence du vide, et que le vide est un non-être. Leucippe en convenait, mais il pensait pouvoir rendre raison de la réalité des phénomènes, de la naissance et de la mort, de la pluralité et du mouvement des corps, en admettant cette existence d’un non-