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correspondance

une perception actuelle des résidus de perceptions antérieures de même espèce : ce sont ces perceptions passées renaissantes qui vieillissent la perception présente. Elles se combinent, elles se fondent avec elle au point d’échapper à la conscience. Cette fusion instantanée et inconsciente des sensations et des images est un fait très-général dont on pourrait citer de nombreux exemples. Ainsi à l’Opéra, les auditeurs qui ont sous les yeux le libretto entendent distinctement, en vertu de cette fusion, les mots chantés qui sont indistincts pour tous les autres. L’hypothèse consiste à admettre que lorsque la fusion s’opère spontanément, avec une promptitude et une inconscience suffisante, elle produit la reconnaissance. Maintenant, en vertu de la loi d’association par ressemblance, des perceptions nouvelles peuvent exciter et absorber spontanément des résidus de perceptions antérieures plus ou moins semblables : ces perceptions anciennes sont d’autant plus incapables de revivre seules et à part qu’elles sont plus lointaines et qu’elles se sont déjà plus intimement fondues ensemble, malgré leurs différences, pendant le long intervalle où elles ont cessé de paraître dans l’esprit. Elles suffisent cependant pour produire l’illusion de l’ancienneté. — Dans certains cas, (sans doute parce que les résidus n’ont pas une intensité suffisante), pour que la fusion se fasse complétement, il faut que la perception nouvelle se reproduise un certain nombre de fois. Les résidus qu’elle laisse s’unissent alors plus facilement aux anciens. — Si l’illusion est plus fréquente lorsqu’on change de milieu, c’est qu’il y a plus de chances pour que des perceptions anciennes et oubliées soient évoquées par des objets inaccoutumés et se mêlent, sans être reconnues, aux perceptions nouvelles qu’elles vieillissent. Voici peut-être un autre élément d’explication.

On peut admettre que toute sensation, toute représentation spéciale, surtout quand l’esprit n’y est pas encore habitué, est accompagnée d’un sentiment propre d’une saveur (en anglais relish) et ce qu’on pourrait nommer aussi un timbre, une nuance affective. Dans le cas qui nous occupe un objet nouveau excite peut-être dans l’esprit le même sentiment indéfini, innommé qu’un objet ancien qui ne lui ressemble pas nécessairement et qui est depuis longtemps oublié : d’où la reconnaissance d’une disposition mentale déjà connue en effet, et l’effort impuissant pour ressusciter la perception primitive dont elle faisait partie.

2o Je viens maintenant au fait décrit dans la note. Il ne me paraît pas très-clairement exposé, je ne suis pas bien sûr de le concevoir exactement. Si je ne me trompe, voici en quoi il consiste.

Tout souvenir qui revient à l’esprit accompagné de cette remarque qu’il a été précédé d’un autre souvenir relatif au même objet, recule, pour ainsi dire, cet objet même dans un passé si lointain qu’il semble sortir des limites de la vie présente…

Peut-être a-t-on voulu simplement indiquer un des faits dont j’ai parlé moi-même. Si on voit pour la première fois un objet nouveau, il paraît tel : mais si on le voit plusieurs fois de suite, il peut arriver qu’il paraisse ancien, déjà connu « à une époque hors de toute proportion avec la réalité des choses. »

D’autre part, quand il s’agit d’un fait aussi vague, aussi douteux, est-il bien scientifique de demander s’il pourrait surtout s’expliquer physiologiquement par des combinaisons de cellules cérébrales de forces nerveuses ? La méthode vraiment rationnelle, en cette matière, consiste, selon moi, à ne chercher l’explication des faits psychologiques particuliers que dans les lois psychologiques plus ou moins générales dûment vérifiées : c’est ensuite à la physiologie de déterminer les conditions organiques et physiologiques de ces lois.