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analyses.zimmern Vie de Schopenhauer

cations sur Schopenhauer. Sans remonter jusqu’au livre de David Asher, un de ses plus fidèles disciples[1], nous mentionnerons une étude faite au point de vue médical par M. de Seidlitz[2] et surtout les Nouvelles lettres de Frauenstaedt[3] qui, après vingt-deux ans de silence, prend de nouveau la défense de son maître.

En Angleterre, une femme, miss Zimmern, vient de raconter, dans un petit volume élégant et d’une lecture agréable, la biographie de Schopenhauer. La partie consacrée à la philosophie est un peu maigre et elle mérite un reproche plus grave : c’est de manquer d’ordre systématique. Elle ne montre pas assez l’enchaînement des idées du philosophe : il n’est pas indifférent, comme miss Zimmern semble le penser, d’exposer la morale de Schopenhauer avant son esthétique. Elle fait cependant entre la célèbre théorie de l’amour de Schopenhauer et l’essai d’Emerson sur le même sujet, un rapprochement qui mérite d’être signalé.

Mais il est clair que c’est surtout l’homme qu’elle a voulu nous faire connaître, et à cet égard elle a réussi. Aidée par les biographes de son héros et en particulier par Gwinner, elle a très-bien mis en lumière ce fond de mécontentement qui explique le pessimisme de Schopenhauer et sur lequel on s’est souvent mépris. On a voulu expliquer cette misanthropie par le hasard des circonstances, par cette obscurité de quarante ans, durant laquelle il s’est aigri. Sans nier cette influence, il est certain que la vraie cause doit être cherchée dans son caractère même et peut-être dans ses antécédents. La bizarrerie de son grand-père et de son père, nous pouvons même ajouter celle de sa mère et de sa grand’mère, expliquent bien des choses. À 17 ans, comme on le voit par une lettre de sa mère, « il avait sans cesse l’habitude de se plaindre des misères humaines. » Il vécut toujours en proie à quelque crainte. Jeune, il redoutait l’enrôlement militaire, plus tard le choléra, plus tard la ruine de sa fortune qui eût été celle de son indépendance. Il ne recevait pas une lettre sans penser à un malheur possible. « Quand je n’ai rien qui m’alarme, disait-il, je m’alarme sur un mal peut-être ignoré. » La nuit, le moindre bruit le faisait tressaillir et prendre ses pistolets. Ses comptes et ses papiers d’affaires n’étaient jamais écrits en allemand. Il employait à cet usage le grec et le latin ; ses dépenses étaient en anglais. Ses valeurs étaient cachées dans les endroits les plus étranges : il les déguisait sous des noms propres à éviter tout soupçon. Ses coupons portaient : Arcana medica ; il mettait ses obligations parmi de vieilles lettres et son or sous un encrier.

Il y a bien d’autres détails de cette espèce que ses biographes nous ont racontés. Miss Zimmern en a fait bon usage et elle a su rendre vivante l’une des figures les plus originales qu’on rencontre dans l’histoire de la philosophie.

Th. Ribot.
  1. Neues von Ihm und ueber Ihn. 1871.
  2. Schopenhauer aus medicinischen Standpunkte. 1874.
  3. Neue Briefe ueber die Schop. Philosophie. 1876.