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il est le lien, se sépareraient et feraient retour aux représentations individuelles d’où elles ont été tirées.

Le nominalisme ne résout pas le problème. On ne conteste pas que le langage soit indispensable à la pensée. Sans abstraction, pas de pensée, si penser est réduire à l’unité une multiplicité donnée, et non pas simplement la percevoir, et sans langage, pas d’abstraction. Ce que nous décomposons, ce sont en effet des intuitions ou des images, c’est-à-dire des sommes complexes de qualités hétérogènes ou homogènes. Ces qualités, la perception nous les présente, l’imagination nous les représente associées les unes aux autres ; unies ainsi en fait, elles ont l’une pour l’autre une affinité au moins empirique qui croît avec la fréquence de l’association. Aussi quand l’abstraction les décompose, qu’arriverait-il sans l’office des signes ? Les intuitions élémentaires, un instant isolées, retourneraient spontanément l’une à l’autre et reconstitueraient l’image primitive. Mais les signes empêchent que l’œuvre de l’abstraction soit vaine ; la qualité abstraite qui ne saurait rester flottante est attachée à un signe distinct ; elle peut ainsi demeurer détachée du reste de l’image dont elle faisait partie.

L’acte que nous venons de décrire est instinctif et spontané. Aussi la réflexion, quand elle s’éveille dans l’humanité et dans l’homme, trouve-t-elle la signification des mots fixée, et, par une conséquence naturelle, la division des choses arrêtée. Mais la science a pour effet de compléter et de corriger le sens des mots, et par suite, de redresser, quand il y a lieu, la division des choses, d’étendre certaines classes, d’en restreindre certaines autres et d’en rectifier ou tout au moins d’en contrôler expérimentalement le contenu. Par conséquent, s’il est vrai de dire que sans le langage il n’y aurait pour la pensée, ni espèces, ni genres, puisque, sans les signes, l’abstraction n’aboutirait à rien, on ne peut soutenir que le langage crée les limites des espèces et des genres ni qu’il en détermine le contenu. Le langage suit les choses, bien qu’il précède la pensée réfléchie, et la généralité est dans les choses elles-mêmes, puisqu’une même qualité peut exister en même temps dans un nombre indéterminé d’individus.

À l’antipode du nominalisme est placé le réalisme. D’après cette doctrine, les notions générales sont l’expression de types éternels et immuables, existant en dehors des individus qui en sont les copies multiples et mobiles ; la notion la plus générale. l’être, est comme le noyau de toutes les existences, autour duquel se groupent par une sorte de cristallisation ou d’épigenèse métaphysique les divers modes de l’existence. Les individus n’ont qu’une réalité d’emprunt : ce qui