Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome I, 1876.djvu/387

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
379
vacherot.antécédents de la philosophie critique

voulant s’imaginer un espace absolu, qui soit un tout infini composé de parties. Il n’y a rien de tel. C’est une notion qui implique contradiction, et ces tous infinis, et leurs opposés infiniment petits, ne sont de mise que dans le calcul des géomètres, tout comme les racines imaginaires de l’algèbre[1]. »

Sauf le passage assez obscur où Leibniz rentre dans la vieille métaphysique platonicienne en faisant des vérités absolues les attributs de Dieu, il marque avec une parfaite netteté en quoi il se rapproche de Locke et en quoi il s’en sépare. Tout en maintenant l’innéité de la loi de l’esprit humain dont les écoles idéalistes ont fait l’idée de l’infini, il accepte et confirme la remarque de Locke sur l’impropriété du mot idée appliqué aux trois infinis du nombre, de l’espace et de la durée ; pas plus que lui, il n’admet l’idée d’un nombre, d’un temps, d’un espace infini. Il avait compris mieux que personne qu’un tout ne peut être composé d’un nombre infini de parties, et que par conséquent tout et infini sont deux mots qui impliquent contradiction.

Nisi intellectus : la réserve de Leibniz devient entre les mains du génie même de l’analyse, la critique de la raison pure. Évidemment, c’est Leibniz qui a tracé par cette simple formule son programme au philosophe allemand que déjà la vive et incisive critique de Hume avait réveillé de son sommeil dogmatique. Le Descartes de la philosophie allemande a eu ceci de commun avec son grand prédécesseur qu’il est le père d’une méthode qui a fait le tour du monde avec la Critique de la raison pure. Comme Socrate dans l’antiquité, comme Bacon et Descartes dans les temps modernes, Kant voulut être et fut l’instituteur de l’esprit de son siècle. Sa philosophie n’est qu’une méthode dont toutes les parties de sa doctrine ne sont que des applications. C’est pour cela qu’elle eut, de même que celle des réformateurs dont on vient de parler, une incomparable fécondité et une influence universelle. Si la Critique de la raison pure est, pour la philosophie de Kant, ce que le Discours de la méthode est pour la philosophie de Descartes, les deux préfaces et l’introduction qui précèdent cet ouvrage peuvent être comparées aux deux premières parties de l’œuvre du philosophe français, pour la grandeur et la fermeté du dessein qu’elles annoncent. C’est là qu’il explique comment les principes qui sont la base de la logique, de la haute physique et des mathématiques, ayant leur racine dans la nature de l’esprit humain, il faut également, sous peine de n’arriver à rien de fixe ni de certain, y chercher les principes de toute spéculation métaphysique. Au lieu de s’occuper d’abord des

  1. Ibid., ibid.