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L’habitude, avons-nous dit, est un fait universel. En dehors des complications auxquelles elle peut être soumise, elle n’est dans les êtres vivants que ce qu’elle est déjà dans le monde inorganique.

Cette proposition pourra sembler paradoxale, et nous devons reconnaître qu’elle se trouve en contradiction avec les théories soutenues par la plupart des philosophes français. M. Ravaisson, dans une thèse très-estimée à juste titre et à laquelle nous ferons d’ailleurs plus d’un emprunt[1], se place à ce point de vue des facultés irréductibles dont nous parlions tout à l’heure et fait consister l’habitude dans un changement intime de la substance même d’un être de nature immatérielle ; il entend par là que le changement n’est pas seulement dans un organe ou dans son fonctionnement, mais dans une âme ou dans le principe même de la vie. L’habitude n’est pas un état, dit-il, c’est une vertu ; or, comme il ne trouve pas, en dehors du monde vivant, des substances, des énergies individuelles susceptibles d’être modifiées dans leur puissance, M. Ravaisson nie que l’habitude soit possible dans le règne inorganique, et c’est à peine s’il lui accorde quelque accès dans la vie des végétaux.

M. Albert Lemoine, dans un livre posthume que nous aurons également à citer plus d’une fois, a développé tout récemment encore une opinion semblable. « De tout temps, dit-il, on a remarqué que l’habitude n’a point de place dans le monde inorganique… Ce fait devrait être sérieusement médité par ceux des savants de nos jours qui prétendent effacer toute limite réelle entre les êtres bruts et les êtres vivants. Si la vie n’était qu’une manifestation supérieure des forces mécaniques, physiques ou chimiques de la nature, il faudrait trouver dans le règne inorganique au moins les premiers rudiments de l’habitude, ou bien il faudrait expliquer comment un phénomène, une loi, un élément aussi considérable peut apparaître tout à coup à ce degré de l’échelle des êtres, sans avoir sa raison ni dans les degrés inférieurs, ni dans quelque nature toute spéciale des êtres vivants. Tant qu’on n’aura pas rattaché l’habitude aux phénomènes ordinaires de la mécanique ou de la chimie, elle devra demeurer, pour tout esprit aussi ami des faits positifs qu’ennemi des hypothèses aventureuses, comme une des barrières qui, dans l’état actuel de la science, séparent le monde des corps bruts du monde des êtres

  1. De l’Habitude, in-8o, 1838.