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h. taine.note sur le moi

paroles, à tous mes actes. Il y avait en moi un être nouveau, et une autre partie de moi-même, l’être ancien, qui ne prenait aucun intérêt à celui-ci. Je me souviens très-nettement de m’être dit quelquefois que les souffrances de ce nouvel être m’étaient indifférentes… Jamais, du reste, je n’ai été réellement dupe de ces illusions ; mais mon esprit était souvent las de corriger incessamment les impressions nouvelles et je me laissais aller à vivre de la vie malheureuse de ce nouvel être. J’avais un ardent désir de revoir mon ancien monde, de redevenir l’ancien moi ; c’est ce désir qui m’a empêché de me tuer… J’étais un autre, et je haïssais, je méprisais cet autre, il m’était absolument odieux ; il est certain que c’était un autre qui avait revêtu ma forme et pris mes fonctions… »

Ici, il faut distinguer : « Dans les premiers temps et aussitôt après mon attaque, dit l’excellent observateur[1], il m’a semblé que je n’étais plus de ce monde, que je n’existais plus, que je n’existais pas. Je n’avais pas le sentiment d’être un autre ; non, il me semblait que je n’existais plus du tout. Je tâtais ma tête, mes membres, je les sentais ; néanmoins il m’a fallu une grande contention d’esprit et de volonté pour croire à la réalité de ce que je touchais. Le colonel anglais[2] parfois a cru pour de bon qu’il n’existait plus ; il m’a dit qu’alors il restait des heures entières immobile, comme en extase, sans rien comprendre du monde extérieur. Il faut distinguer cette première et profonde impression de toutes les autres qui vont suivre. » En effet, dans ce premier stade les sensations nouvelles étaient trop nouvelles ; elles n’avaient pas été répétées un assez grand nombre de fois pour faire dans la mémoire un groupe distinct, une série cohérente, un second moi ; telle serait la chenille dont nous avons parlé dans le premier quart d’heure qui suit sa métamorphose en papillon ; son nouveau moi n’est pas encore formé, il est entrain de se former ; l’ancien qui n’éprouve que des sensations inconnues est conduit à dire : je ne suis pas. — « Plus tard et dans une seconde période, dit notre observateur, lorsque par un long usage j’eus appris à me servir de mes sensations nouvelles, j’avais moins d’effroi d’être seul et dans un pays que je ne connaissais pas ; je pouvais, quoique avec difficulté, me conduire ; j’avais reformé un moi, je me sentais exister, quoique autre. » Il faut du temps pour que la chenille s’habitue à être papillon ; et si la chenille garde, comme c’était le cas, tous ses souvenirs de chenille, il y a désormais un conflit perpétuel et horriblement pénible entre les deux groupes

  1. Observation 38, notes autobiographiques et manuscrites, rédigées après la guérison complète.
  2. Observation 2.