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tendue, et de voir à quels objets elles peuvent s’appliquer. Jusqu’à ce que cela fût fait, je m’imaginai que nous prendrions la chose tout à fait à contre-sens[1]. »

Il ne faut pas se laisser prendre à un mot parfaitement justifié d’ailleurs par la nature des questions dont parle Locke, quand il dit qu’il ne s’engagera pas à considérer en physicien la nature de l’âme. Ces questions sur les rapports de l’âme et du corps, sur le principe matériel ou immatériel de l’âme, sur l’action réciproque des deux substances, sont de véritables problèmes métaphysiques, alors même qu’ils portent sur un ordre de phénomènes physiques. Si Locke n’appelle pas ici la chose par son nom, il la désigne assez clairement par un autre mot qui ne laisse aucun doute sur sa pensée, le mot spéculation. Peu importe, en effet, l’objet de cette spéculation, l’esprit ou la matière ; la nature ou Dieu ; du moment qu’on spécule sur cet objet, c’est-à-dire qu’on le soustrait à l’expérience et à l’analyse pour chercher à le saisir et à le contempler à priori, on fait de la métaphysique. Or c’est ce que la méthode de Locke interdit absolument dans toute espèce de science, en psychologie et même en théodicée, aussi bien qu’en physique et en histoire naturelle. L’Essai sur l’entendement humain est un livre de pure idéologie, où Locke ne recherche ni la nature ni le principe, mais seulement les actes et les facultés de l’entendement.

Le problème des idées innées n’a pas une moins grande place dans la philosophie du xviiie siècle que dans celle du siècle précédent. Seulement il y reçoit une tout autre solution. Locke le pose en tête de son Essai. « Il y a des gens qui supposent comme une vérité incontestable, qu’il y a certains principes innés, certaines notions primitives, autrement appelées notions communes (κοιναὶ ἔννοιαι) empreintes et gravées, pour ainsi dire, dans notre âme, qui les reçoit dès le premier moment de son existence, et les apporte au monde avec elle. Si j’avais affaire à des lecteurs dégagés de tout préjugé, je n’aurais, pour les convaincre de la fausseté de cette supposition, qu’à leur montrer que les hommes peuvent acquérir toutes les connaissances qu’ils ont, par le simple usage de leurs facultés naturelles, sans le secours d’aucune impression innée ; et qu’ils peuvent arriver à une entière certitude de certaines choses, sans avoir besoin d’aucune de ces notions naturelles, ou de ces principes innés. Car tout le monde, à mon avis, doit convenir sans peine qu’il serait ridicule de supposer, par exemple, que les idées des couleurs ont été imprimées dans l’âme d’une créature à qui Dieu a donné la vue et la

  1. Ibid., ibid., ch. iv.