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infinis et spécialement sur les bases du calcul différentiel ou infinitésimal. Berkeley ne conteste pas les conclusions auxquelles on arrive en se fondant sur ces doctrines, d’autant qu’elles sont souvent confirmées par l’expérience, et que dans aucun cas, l’expérience ne les a contredites. Mais il soutient que les bases de la théorie ne sont pas défendables et qu’elles jurent avec l’exactitude tant vantée et le caractère démonstratif du raisonnement mathématique. Il est difficile de lire sans parti pris l’Analyst et l’admirable réplique qu’il jeta à ses adversaires sous le nom de Défense de la libre-pensée en mathématiques (le dernier de ces écrits est un des plus beaux morceaux de la littérature philosophique anglaise) et de ne pas admettre que Berkeley avait raison. Ce ne fut que plus tard que le calcul différentiel fut placé sur les fondements où il repose à présent, c’est-à-dire sur l’idée de limite, véritable base de tout raisonnement portant sur les quantités infiniment petites, et à l’abri, quand on le comprend bien, des objections de Berkeley. Néanmoins ces objections descendent si profondément au cœur de la question, que même après l’abandon de la théorie fausse, il ne s’est trouvé personne, que nous sachions, pour exposer complètement la vraie en des termes qui ne comportent pas d’objection philosophique, avant le regrettable Prof, de Morgan, qui unissait à la science d’un mathématicien celle d’un logicien et d’un psychologiste[1]. Bien que tous ceux qui ont bien saisi la notion d’une limite pussent voir, d’une manière générale, qu’elle suffit à résoudre toutes les difficultés, l’embarras qui naît de la conception des divers ordres de différentielles, quantités infiniment petites, et pourtant infiniment plus grandes que d’autres quantités infiniment petites, n’a pas, à ma connaissance, été levé complètement, ni le sens caché sous ces expressions mystérieuses mis en pleine lumière et justifié par personne avant M. de Morgan.

Berkeley n’était pas seulement un philosophe spéculatif et un théologien, il a aussi écrit sur des questions directement pratiques, ce qu’on pouvait attendre du profond intérêt qu’il ressentait pour le bonheur de l’humanité et surtout de son Irlande. Nous n’avons pas à parler des travaux et des années qu’il consacra à la fondation d’un collège aux Bermudes, spécialement destiné à former des missionnaires ; son projet, par la seule influence de son caractère personnel, eut assez de succès pour obtenir une souscription considérable pour l’époque, et une adresse de la chambre des communes, suivie de l’octroi d’une charte et d’une promesse du ministre d’une allocation de 20 000 livres ; mais quand la fascination qu’exerçait sa

  1. Lagrange ne fait pas exception ; car s’il a détaché la différentielle de la conception de l’infinitésimale, il n’a pas rationalisé cette conception même.