Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome I, 1876.djvu/250

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
242
revue philosophique

Outre les écrits purement métaphysiques de Berkeley, il faut dire quelques mots de ses écrits bornés à la polémique : ses attaques contre les libres penseurs et les mathématiciens. Son hostilité contre les premiers anime plus ou moins tous ses écrits, c’est l’objet principal du plus long d’entre eux, la série des dialogues intitulé « le Philosophe petit-esprit ». On peut dire avec raison de cet ouvrage que s’il n’était pas d’un homme aussi illustre, il ne mériterait guère l’attention. Toutefois l’art avec lequel il a été composé, lui donne une grande valeur. Ajouté aux dialogues sur la Matière, il suffit à mériter à Berkeley l’honneur d’être, après Platon, l’écrivain qui a le mieux réussi à faire du dialogue un instrument de controverse. Mais les opinions qu’il met dans la bouche des libres penseurs sont pour la plupart de telle nature que personne ne prendrait la peine de les réfuter, par l’excellente raison que personne ne les soutient ; il est permis de douter qu’elles aient jamais été soutenues par quelqu’un qui méritât une réponse. Les libres penseurs dans les Dialogues sont au nombre de deux, Alciphron qui doit représenter un disciple de Shaftesbury, et Lysiclès, sectateur de Mandeville, ou plutôt homme de plaisir qui se prévaut des opinions de Mandeville pour défendre sa manière de vivre. Alciphron est infidèle par sentiment, Lysiclès par sensualité. Le dernier (avec qui Alciphron lui-même paraissait d’abord s’accorder) nie toute destination morale, et professe la doctrine du pur égoïsme. Or Mandeville n’a fait ni l’un ni l’autre, et ces doctrines n’ont jamais été professées par ceux qui s’en inspiraient dans leur conduite[1]. Il est fort probable que Berkeley peignait les libres penseurs sans les avoir étudiés, et les sceptiques et athées sans connaître réellement leurs arguments ; en effet, de son temps peu d’auteurs avouaient leur scepticisme ou leur athéisme, et, avant Hume, aucun écrivain de marque n’avait essayé de traiter la question de la religion au point de vue de l’athéisme. Comme la plupart des défenseurs de la religion de son temps, bien que nous ayons peine à adresser ce reproche à un homme de génie et de la vertu de Berkeley, il ne se faisait aucun scrupule d’accuser d’athéisme, sur une simple présomption, Hobbes, par exemple, qui ne parle jamais que comme croyant en Dieu et même au christianisme, et à Spinoza le philosophe « ivre de la divinité ». Il faut croire qu’il répondait aux doctrines qu’il supposait aux infidèles, plutôt qu’à ce que l’on pouvait dire réellement ; aussi ses réponses portent-elles à côté du but.

  1. On trouvera dans le « Fragment on Mackintosh » de James Mill, œuvre d’une rare vigueur et pleine de sujets de méditation, une discussion très-forte des accusations portées communément contre Mandeville, et le vrai caractère de son livre.