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hors de toute discussion. Ainsi, c’est la domesticité qui fait aboyer les chiens : à l’état sauvage leur cri est un hurlement ; dans ce même état ils se creusent une sorte de terrier : enfin la chasse, telle que l’homme la leur fait faire, est également un résultat de l’éducation, du dressage. La domestication produit des effets analogues dans le sanglier transformé en porc. Ces faits et d’autres semblables prouvent qu’il faut tout au moins restreindre considérablement le domaine qu’on est convenu d’accorder à l’instinct. Mais est-on en droit de ramener toutes les actions instinctives à l’habitude, fût-elle héréditaire ? M. Lemoine objecte que l’habitude, quand elle aurait une durée indéfinie, n’en doit pas moins obéir à sa loi qui est de n’intervenir au plus tôt que dans le second acte ; qu’en outre les différentes habitudes paraissent se comporter assez différemment quant à la transmission héréditaire ; que l’hérédité, soit directe, soit indirecte comme dans l’atavisme, a des lois très-complexes et très- capricieuses ; et qu’elle fournirait plutôt des armes aux partisans de la fixité des espèces et des instincts. Enfin, comment expliquer, dans l’hypothèse de Lamarck, le travail des abeilles « puisque les générations d’ouvrières séparées les unes des autres par leur stérilité ne se succèdent pas en ligne directe, mais en ligne collatérale, et ne peuvent se transmettre leur industrie par héritage ? »

Ce fait.« décisif » a paru à M. Darwin lui-même une preuve concluante contre la théorie de l’habitude héréditaire : aussi y a-t-il substitué celle de l’hérédité se combinant avec deux nouvelles lois. M. Lemoine pense que ce savant a mieux choisi son terrain que Lamarck, mais que son système n’en est pas moins sujet aux mêmes objections capitales, car, avec ou sans l’habitude, l’hérédité ne crée rien : tout au plus pourrait-elle expliquer la détermination, la variation, la transformation même de l’instinct, non son origine. Bien mieux, d’après M. Lemoine : « M. Darwin non-seulement n’a pas réussi à expliquer la formation des instincts ni par l’hérédité, ni par la concurrence vitale, ni par la sélection naturelle, mais plus que personne, et bien sans le vouloir, il a implicitement admis l’innéité de l’instinct et même de tous les instincts. » La preuve en serait que l’auteur de l’Origine des espèces considère l’instinct d’un individu comme étant la somme des instincts partiels et imparfaits de ses ancêtres, instincts qui sont eux-mêmes l’œuvre de la nature et presque du hasard. Ainsi l’instinct des pigeons culbutants vient de ce que « un pigeon quelconque ayant des dispositions naturelles à prendre cette étrange habitude de faire la culbute en volant, et ayant légué la même tendance à sa race, l’élection, longtemps continuée, a donné à cette tendance de plus en plus de force. » M. Lemoine n’abuse-t-il pas ici des expressions : dispositions naturelles et tendance, qu’il a soulignées ? Il ne nous semble pas qu’il faille les prendre dans un sens trop rigoureux. Du moins, peut-on, sans donner un démenti à la logique, assigner pour origine à des dispositions permanentes dans l’espèce de simples accidents, de telle manière que l’exception devienne toujours la règle ? La logique admet parfaitement que