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analyses. — lemoine. L’Habitude et l’Instinct

fois dans sa qualité, dans sa nature et en même temps dans sa direction actuelle, » en établissant les lois générales de toute énergie vitale, n’avons-nous pas en même temps établi les lois les plus incontestables de l’habitude ?

« Pour qu’un être soit capable d’habitude, dit en se résumant M. Lemoine, il faut qu’il soit capable d’actions spontanées, car l’habitude exclut l’indifférence à l’action et au repos : cela suffit à expliquer l’incapacité des corps bruts à contracter des habitudes. Il faut que cette énergie soit capable de variation : or la vie elle-même est un progrès manifeste ; les vivants sont donc à ce titre capables d’habitude. Il faut que l’action même augmente le pouvoir d’agir, sans quoi le dernier acte ne sera pas moins pénible que le premier. Il faut que la puissance d’agir tende à l’action, et y tende en raison de son énergie, sans quoi l’habitude ne serait pas une disposition à répéter l’acte habituel : telles sont justement les lois et les conditions de tout être qui vit, qui sent ou qui pense. »

Ces idées, M. Lemoine n’a pas été le premier à les émettre : elles avaient été développées déjà par Maine de Biran et par M. Ravaisson. Il n’en revendique pas la paternité : il s’effacerait plutôt derrière ses devanciers. Mais il a su les rajeunir par un remarquable talent d’exposition et les rattacher habilement à la thèse ci-dessus exposée : que l’habitude, proles sine matre creata, est comme un embryon primitif dans la première action elle-même. Cette pénétrante et judicieuse investigation des faits le conduit à cette conclusion dernière qui complète et corrige d’une manière très-heureuse le mot d’Aristote : ἔθος ὦστερ ἡ φύσις (ethos ôster hê phusis) : « Aucune habitude n’est une force nouvelle ; mais il y a primitivement en nous des puissances que les circonstances ou la volonté fortifient, dressent et dirigent dans un certain sens, dans lequel se développeront désormais les puissances naturelles. L’habitude n’est que l’augmentation de la force préexistante et la détermination dans une direction précise ; ou mieux encore, l’habitude n’est que l’énergie naturelle et foncière accrue et déterminée ; c’est l’intelligence habituée à juger ou à raisonner ainsi, la sensibilité habituée à supporter cette douleur, la force musculaire habituée à imprimer le mouvement à cet organe. Je comprends désormais que l’on compare l’habitude à la nature, que l’habitude puisse être abandonnée à elle-même par la volonté, comme l’est souvent la nature, que l’habitude se comporte alors comme la nature, qu’elle se révolte même contre la volonté, comme fait aussi la nature, parce que l’habitude est plus qu’une seconde nature, plus qu’une nature acquise, c’est la nature elle-même plus ou moins accrue ou modifiée dans sa forme et dans sa direction par le temps et la volonté, mais conservant ses caractères essentiels, entre autres la spontanéité : c’est la nature habituée. »

Nous avons cru devoir insister sur la partie du mémoire de M. Lemoine qui traite des caractères essentiels de l’habitude. Quant aux effets généraux de cette manière d’agir, effets dont l’apparente contra-