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H. TAINE. — ACQUISITION DU LANGAGE.

cation ne sont que des canaux qui dirigent ; la source est plus haut.

Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter pendant une heure son ramage ; il est d’une flexibilité étonnante ; je suis persuadé que toutes les nuances d’émotion, étonnement, gaîté, contrariété, tristesse, s’y traduisent par des variétés de ton ; en cela elle égale ou même surpasse une personne adulte. Si je la compare à des animaux, même aux mieux doués en ce sens (chien, perroquet, oiseaux chanteurs), je trouve qu’avec une gamme de sons moins étendue, elle les surpasse aussi de beaucoup par la finesse et l’abondance de ses intonations expressives. Délicatesse d’impressions et délicatesse d’expressions, tel est en effet, parmi les animaux, le caractère distinctif de l’homme, et, comme on l’a vu[1], telle est chez lui la source du langage et des idées générales ; il est parmi eux ce que serait un grand et fin poète, Heine ou Shakespeare, parmi des manœuvres et des paysans ; en deux mots, il est sensible à une multitude de nuances, bien mieux à tout un ordre de nuances, qui leur échappent. — On s’en aperçoit encore à l’espèce et au degré de sa curiosité. Chacun peut remarquer qu’à partir du cinquième ou sixième mois, pendant deux ans et davantage, les enfants emploient tout leur temps à faire des expériences de physique. Aucun animal, pas même le chat, le chien, ne fait cette étude continuelle de tous les corps qui sont à sa portée ; toute la journée l’enfant dont je parle (12 mois) tâte, palpe, retourne, fait tomber, goûte, expérimente ce qui tombe sous sa main ; quel que soit l’objet, balle, poupée, hochet, jouet, une fois qu’il est suffisamment connu, elle le laisse, il n’est plus nouveau, elle n’a plus rien à apprendre, il ne l’intéresse plus. Curiosité pure ; le besoin physique, la gourmandise n’y est pour rien ; il semble que déjà dans son petit cerveau chaque groupe de perceptions tende à se compléter, comme dans le cerveau d’un enfant qui se sert du langage.

Elle ne prononce encore aucun mot en y attachant un sens ; mais il y a deux ou trois mots auxquels elle attache un sens lorsqu’on les prononce. Elle voit tous les jours son grand-père, dont on lui a montré souvent le portrait au crayon, beaucoup plus petit, mais très-ressemblant. Depuis deux mois environ (10 mois), quand on lui dit vivement : « Où est grand-père ? » elle se tourne vers ce portrait et lui rit. Devant le portrait de sa grand’mère, moins ressemblant, aucun geste semblable, aucun signe d’intelligence. — Depuis un mois (11 mois), quand on lui demande : « Où est maman ? » elle se tourne vers sa mère. De même, pour son père. — Je n’oserais affirmer que ces trois actions dépassent l’intelligence animale. Un petit chien

  1. De l’intelligence, par H. Taine, tome 1er, livre 1er.