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Comment, au contraire, de la parenté exclusivement utérine on en vint peu à peu à la filiation par les mâles. Comment ensuite la tribu masculine dut se modifier à son tour, se fragmenter pour laisser apparaître la parenté individuelle et la famille patriarcale ; ce sont deux points moins obscurs, ou du moins sur lesquels M. Giraud-Teulon jette certainement quelque lumière, grâce à une remarque, non pas neuve, mais très-opportune, et présentée d’une manière saisissante.

Cette remarque, c’est que l’histoire de la famille est unie étroitement à l’histoire de la propriété.

Le sentiment paternel, qui nous semble aujourd’hui naturel et primitif s’il en fût, n’apparaît pas comme tel chez les peuplades barbares : il semble plutôt une conséquence tardive de l’instinct de propriété. Ce ne sont pas d’abord les liens du sang qui attachent le père à ses enfants : nous avons vu que la paternité demeure longtemps incertaine ou inconnue ; et quand elle commence à être revendiquée, c’est par intérêt, non par tendresse. La première prétention du père sur l’enfant est celle d’un propriétaire, et d’un maître, non d’un protecteur. Tout le monde sait que le mot pater (en sanscrit pitar) exprimait à l’origine la possession, la domination, et nullement la paternité. L’idée de paternité était exprimée par un autre mot (genitor, ganitar), qui n’était pas d’abord synonyme du premier. On pourrait croire que de très-bonne heure les deux titres s’appliquèrent au même individu, tant il semble naturel que les enfants appartiennent de préférence à celui qui les engendre. En fait, cependant, il semble qu’il ait fallu pour cela de longs siècles, puisque dans la promiscuité primitive les enfants appartiennent à tous les hommes de la horde, et qu’ils sont ensuite, sous le régime de la tribu féminine, la propriété exclusive de leur famille maternelle.

C’est justement cet ancien droit, ce droit de propriété du clan maternel sur l’enfant, qui fut si longtemps un obstacle à la formation de la famille patriarcale. L’enfant étant regardé comme une richesse (en raison des services qu’on en attend ou du prix qu’on en peut tirer par la vente), il était sans doute naturel que le genitor, aussitôt qu’il y eut un peu de régularité dans les unions, réclamât pour lui ces avantages. Mais il se heurtait à l’antique usage qui les conférait à la famille de la mère. Nous avons de cela encore aujourd’hui des signes non équivoques. Il y a plus d’une peuplade où la famille d’une jeune fille, en la mariant, n’entend pas renoncer pour cela à tout droit sur elle et sur ses fruits. Non-seulement on ne la donne pas pour rien ; mais, même après que le mari l’a achetée, il ne devient pas toujours son maître de plein droit, encore moins celui de ses enfants. Elle continue souvent à avoir ses frères pour protecteurs, et c’est à eux que ses enfants appartiennent, à moins que le mari ne puisse et ne veuille payer une nouvelle somme pour s’en assurer à lui-même la possession. Nul doute, d’ailleurs, qu’un tel état de choses ne paraisse bientôt intolérable à celui qui le subit. L’homme fait donc effort pour échapper à cette servitude, devenir maître chez lui et fonder la famille. On pourrait, sinon reconstituer toute l’histoire de ces curieu-