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guyau. — contingence et liberté selon épicure

monde n’aurait pu naître : la nécessité serait inféconde. Mais puisque nous connaissons maintenant par expérience « une autre cause de mouvement que le choc et le poids, » puisque « c’est des germes des choses que nous vient la libre puissance innée en nous, » le principe de cette puissance doit se retrouver à l’origine dans l’atome même. L’atome pourra donc tirer de soi le mouvement qui le rapprochera des autres atomes ; il pourra, s’arrachant spontanément à la nécessité qui l’entraînait, s’arracher par là à la solitude et commencer la création de l’univers. Tant que la nécessité était maîtresse de toutes choses, il n’existait, à vrai dire, qu’un chaos d’atomes emportés dans le vide ; le premier mouvement parti de l’être même marque l’origine du cosmos. De la ligne rigide qu’il décrivait à travers l’espace et qui était comme la représentation de la nécessité, l’atome dévie spontanément, « sponte sua, » sans l’intervention d’aucune autre force, sans l’intersection d’aucune autre ligne : déviation légère, insensible, infiniment petite[1] ; qu’importe la quantité, pourvu que cette quantité soit obtenue, et que cette ligne nouvelle à peine dessinée marque l’apparition d’une puissance inhérente à l’être même, d’une « nouvelle cause de mouvement dans l’univers », l’apparition de la vie ? Se mouvoir soi-même, c’est vivre. Cette ligne qui ira se compliquant peu à peu et formera au sein du vide une première esquisse des figures géométriques, une première harmonie, c’est le raccourci de toutes les harmonies de l’univers.

En agrandissant leurs courbes « dans la profondeur du vide », des atomes finissent par se rencontrer, se toucher. « Palpitant » alors sous le choc, ils bondissent et rebondissent jusqu’à ce qu’ils se soient enlacés l’un l’autre, et cet enlacement mutuel produit enfin le repos[2]. Ayant vaincu l’espace qui les séparait, (τὸ διόριζον ἑκάστην ἄτομον), ils font obstacle à la chute des nouveaux atomes ; ceux-ci sont arrêtés au passage (στεγαζόμεναι παρὰ τῶν πλεκτικῶν), et viennent grossir chaque corps déjà formé, qui se trouve être ainsi le noyau d’un monde. Le vide se peuple de formes étranges, et tous ces mondes naissent, dont l’harmonie régulière, une fois produite, nous fait croire faussement à la fatalité primitive.

Dès lors il n’est plus besoin, pour rendre raison de l’univers, de recourir à un deus ex machinâ, à une cause supérieure et surnaturelle, qui deviendrait pour l’homme une puissance tyrannique : le

  1. Lucr., II, 243 : nec plus quam minimum. Plutarch., De an. procr., 6 : ἀκαρές Cicéron, De fin., 19 : perpaulum, quo nihil posset fieri minus. De fat., IX : ἐλάχιστον
  2. Ἐπὶ τὴν περιπλοκὴν κεκλιμέναι Diog. Laërt., X, 43. De fin., I, vi, 19 : ita effici complexiones et copulationes et adhæsiones atomorum inter se.