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séailles.l'esthétique de hartmann

moins sur la beauté des corps que sur l’union des qualités de l’esprit et du cœur, que sur le devoir de compléter l’une par l’autre la nature réfléchie de l’homme et la nature instinctive de la femme. Pour reconnaître que deux âmes peuvent ainsi s’accorder et s’achever l’une l’autre il faut autre chose qu’une rencontre d’un instant dans un bal, où les femmes même, démasquées portent toujours plus ou moins un masque de convention. » Roméo n’est donc pas l’homme d’une passion ; il n’a ni la merveilleuse clairvoyance ni l’immense (ungeheure) énergie que donne cette tension de toutes les forces vers un but unique ; Roméo est un être faible, une âme sensible et féminine (weiblischer Schwächling), qui se livre et s’abandonne à ses sentiments.

Juliette est dans un singulier milieu : son père est un homme dur, capricieux ; sa mère une personne froide ; sa nourrice, une vieille femme obscène, à qui on laisse le soin de son éducation. Singulière éducation, dont on retrouve la trace dans le monologue de la nuit nuptiale ! Comme fille, elle ne témoigne aucune affection à ses parents, qu’elle désole sans regret par sa mort apparente ; comme amante, elle manque de délicatesse féminine et de pudeur virginale. On ne peut méconnaître en elle la présence d’une passion véritable : elle poursuit un but unique, son union avec son amant ; elle était encore une enfant, elle se transforme, devient une femme que rien n’effraie, et meurt sans hésiter sur le corps de Roméo. Mais cette passion est-elle autre chose qu’une ardeur sensuelle, ennoblie par l’imagination ?

Nous sommes choqués de voir une jeune fille accorder un baiser à un danseur inconnu (scène du bal). L’aveu immédiat, que fait Juliette à une créature aussi grossière que sa nourrice, paraîtrait à une Allemande une profanation de son secret le plus doux et le plus sacré. « Une femme délicate ensevelit le germe d’une passion naissante comme un trésor précieux dans le sanctuaire de son cœur ; à peine ose-t-elle initier ses plus intimes confidents à un mystère, dont elle-même n’a qu’une obscure conscience, loin de jeter ainsi ses perles devant le pourceau. » Les mêmes réflexions s’appliquent à l’aveu à haute voix, que fait Juliette dans le silence de la nuit. « La pudeur d’une vierge s’effraierait de confier même à la brise le douloureux et charmant secret de son cœur ; elle craindrait que le murmure du feuillage ne pût le répéter et la trahir, ou qu’une oreille indiscrète ne saisît le bruit de ses paroles. » De honte, Juliette devrait s’enfoncer sous terre, à l’idée que son secret a été surpris par son amant. Elle n’attend même pas la réponse de Roméo. « Comme un Molkte de l’amour, elle se précipite d’une position