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séailles.l'esthétique de hartmann

leuses sans s’y perdre, par la même raison que nous nous réjouissons aux variations musicales, qui jaillissent d’un thème primitif et le varient sans l’altérer. À chaque détail de l’objet répond un acte de l’esprit, à l’harmonie du tout répond l’harmonie de ces actes multiples. Grâce à l’unité de l’œuvre contemplée, nous prenons une conscience unique de ces phénomènes divers, et c’est de ces développements en accord de notre activité que naît le plaisir. Pour expliquer l’infériorité fréquente de la tragi-comédie sur la tragédie, il n’est pas nécessaire d’invoquer des raisons métaphysiques, il suffit de se rapporter à la loi esthétique de l’unité. Dans la tragi-comédie, où tout fait prévoir une catastrophe, survient un dénouement heureux. Il en résulte que l’action est moins une, ses parties successives s’enchaînant avec moins de rigueur. Les forces de l’esprit lancées dans un sens sont comme ramenées en arrière ; il y a une sorte de division dans l’élan, qui est imprimé en deux sens opposés, et par suite l’impulsion est moins vigoureuse, l’effet produit moins grand. D’ailleurs la théorie de M. de Hartmann rendrait inintelligible le charme de ces drames que termine un dénouement heureux : la terreur et la pitié seraient désagréables tout le temps de la pièce, et une minute de plaisir à la fin ne pourrait racheter cette longue souffrance.

Le plaisir que donne le spectacle tragique s’explique suffisamment par l’activité des facultés sensibles et intellectuelles, qu’il met en jeu et qu’il exalte sans en rompre l’équilibre. Mais, si nous cherchions quel sentiment moral et réfléchi se mêle à ce plaisir spontané, nous ne pourrions accorder à M. de Hartmann, que ce soit un sentiment de désespoir, uni à l’idée d’une délivrance possible par le renoncement à la vie. La tragédie n’est ni une prédication de suicide, ni un cours de philosophie pessimiste. L’homme n’éprouverait aucune joie à se convaincre de son impuissance absolue. — La raison dernière du conflit tragique est dans l’énergie d’âmes que rien n’arrête : les héros sont des êtres malheureux, mais avant tout ils sont des êtres forts, si forts qu’ils se brisent en s’entrechoquant. En présence d’un grand crime, conduit avec intelligence, exécuté avec énergie, à notre épouvante se mêle je ne sais quelle admiration pour les facultés supérieures, mises au service du mal ; nous disons du criminel : « S’il avait voulu ! » et dans le pressentiment du bien, que rendent possible de si hautes qualités, nous trouvons une consolation et le courage de ne pas désespérer de l’âme humaine. Il en est de même dans la tragédie. En présence de ces luttes héroïques, où le combattant meurt mais n’est pas vaincu, où il tombe en attestant par un acte de suprême violence son invincible énergie, en marquant par sa résignation même sa supériorité sur son destin, nous prenons une