Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, IV.djvu/55

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
45
ribot.m. taine et sa psychologie

celle-ci une méthode, il a ouvert aux travailleurs un champ de recherches illimité dans le domaine de l’histoire.

Quant au Traité de l’Intelligence, trois points principaux le distinguent des Ouvrages de psychologie publiés en France, jusqu’alors : l’étude des phénomènes substituée à celle des facultés et des entités ; l’emploi des matériaux physiologistes, totalement oubliés depuis Cabanis et Broussais ; l’analyse idéologique. Par celle-ci, par l’analyse des idées et des signes, M. Taine reprend la tradition de Locke et de Condillac : pour lui, analyser c’est traduire, c’est apercevoir sous les signes des faits distincts ; l’analyse est pour la conscience, instrument trop grossier, ce que le microscope est pour l’œil nu.

L’œuvre de M. Taine marque donc un moment important dans l’histoire de la psychologie française : celui où elle rentre dans les faits, rompt avec la métaphysique, et substitue l’analyse aux développements littéraires et aux descriptions sans exactitude. Un point à noter, c’est que son livre et ceux des Anglais contemporains sont les seuls auxquels nos physiologistes fassent actuellement des emprunts. Jusque dans ces dernières années, ils allaient chercher dans l’école de Condillac toutes les explications psychologiques, dont ils avaient besoin. Ce fait, en apparence indifférent, a sa signification et sa portée ; car il montre combien l’école spiritualiste est restée sans influence et sans autorité quelconque auprès des savants et, pour ainsi dire, non avenue à leurs yeux.

En psychologie, pour bien juger M. Taine, il faut donc voir en lui un naturaliste : il l’est encore plus franchement dans la psychologie concrète que dans la psychologie générale, où, cédant aux tendances du XVIIIe siècle, il ferait volontiers une part trop large à l’idéologie et à l’analyse verbale. S’obstiner à chercher dans les écrits dont nous venons de parler l’œuvre d’un philosophe, c’est-à-dire d’un métaphysicien — comme on l’a fait souvent dans les écoles adverses — c’est se condamner d’avance à n’y rien comprendre. En ce cas, l’auteur et ses critiques ont des principes contraires, un but opposé, une langue différente. Celui qui juge en métaphysicien pense que les faits et les descriptions psychologiques ne sont que des ombres au prix de cette réalité inconnue, qu’il poursuit ; celui qui juge en psychologue naturaliste ne voit dans les théories transcendantes sur l’âme et sa nature que des hypothèses parasites à extirper. Tant qu’on n’aura pas bien compris que la psychologie empirique n’est qu’une branche des sciences naturelles qui n’a rien de plus à voir avec la métaphysique que toute autre science, on se perdra ainsi en critiques vides, demandant à la psychologie ce qui n’est pas de son ressort et ce qu’elle ne peut donner.