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tous les esprits comme le but le plus élevé ? Soit, mais alors vous faites appel à une notion commune, à un sentiment universel ; vous retombez dans l’intuitionisme, dans le sentimentalisme, que vous avez poursuivis de tant de sarcasmes, vous en faites, par une contradiction flagrante, le principe même de votre morale tout empirique. L’homme aura beau prolonger l’expérience, multiplier les observations : il n’en apprendra jamais s’il doit ou non préférer le bonheur de tous au sien propre.

Considéré subjectivement, l’idéal de l’activité, ce qui doit être fait, c’est la vertu : pris objectivement, c’est le devoir, ou l’honnête. Le mot devoir exprime la conduite particulière, déterminée, que nous devons tenir à l’égard de tel ou tel ; le mot honnête représente d’une manière générale à la fois la direction et le but que l’arétique impose à nos libres efforts, abstraction faite des circonstances et des personnes envers qui existe l’obligation.

Enfin, le troisième idéal, celui qui se rapporte à la nature de l’homme en tant qu’il a besoin, c’est la notion du bien. Plus important que le premier, ce troisième idéal ne l’est pas moins que le second ; en un sens, il l’est même plus, car il ne présente pas comme les deux autres, un caractère d’appropriation individuelle. « L’homme ne peut sentir que ses propres sentiments, et il ne peut agir qu’avec ses propres pouvoirs ; mais le besoin, qui est le stimulant de l’action, son intelligence lui en révèle l’existence, en dehors de lui-même aussi bien qu’en lui-même ; à ce point de vue, l’idéal du bien est le plus noble et le plus grand de tous. »

Cet idéal du bien embrasse à la fois l’arétique et l’eudémonique, du moins en tant que l’eudémonique combine la notion de devoir avec celle de plaisir, et considère telle sorte de bonheur comme spécifiquement supérieure à telle autre.

Les idéaux que considère la philosophie morale sont, en un sens, des conceptions de l’imagination, car, nous l’avons vu, ils expriment une sorte de non-existence dont la réalisation est représentée comme désirable ; ils sont donc des anticipations de l’imagination. Mais ils sont quelque chose de plus. Chacun se forme en imagination des objets qu’il donne pour buts à son activité ; l’un rêve de bâtir une église, l’autre, de faire sa fortune, Alexandre, de conquérir le monde, Christophe Colomb, d’atteindre le Cathay à travers l’Océan, celui-ci, de travailler au plus grand bonheur du plus grand nombre, celui-là d’agir en sorte que le remords ne vienne jamais troubler sa conscience. Ce sont là, si l’on veut, autant d’idéaux, mais de nature fort diverse. Les uns sont conçus comme devant également s’imposer à tous les hommes. Alexandre, Colomb, ne pouvaient penser que chacun dût, à leur exemple, tenter la conquête du monde ou la découverte de la route des Indes par l’Occident, mais Bentham se refuse à croire, et avec raison, que le plus grand bonheur du plus grand nombre n’apparaisse pas à tous les esprits comme le but le plus désirable et le plus élevé.