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assurer à la demoiselle le plaisir de recevoir ses lettres un quart d’heure plus tôt. »

Quand Mlle de Lespinasse mourut, laissant à d’Alembert — perfidie bien féminine — le soin de classer les lettres d’amants, parmi lesquelles aucune des siennes n’avait été gardée, rien ne put consoler le grand homme de la perte de celle qu’il avait tant aimée et qui avait si peu su l’apprécier. « Ma vie et mon âme sont dans le vide, écrivait-il à Voltaire, et l’abîme de douleur où je suis me paraît sans fond. » Ni les consolations de ses amis, ni les lettres touchantes que lui écrivait un des plus grands rois de l’Europe, ne réussirent à calmer une douleur que la mort seule devait éteindre.

Je ne voudrais pas trop multiplier ces exemples. Je vais cependant en choisir encore un pris celui-là parmi ceux que j’ai eu occasion d’observer et qui montrera une fois de plus l’impuissance de la raison à lutter contre des sentiments développés. Cet exemple, qui peut être considéré comme un type de cas très-fréquents, m’est fourni par un personnage qui, grâce à une dose de persévérance énorme, un jugement assez sûr et une absence suffisante de scrupules dans le choix des moyens, est arrivé, malgré une instruction très-incomplète et bien que parti de fort bas, à une des places les plus rémunérées de l’État. Avec cette place et la fortune qu’il a amassée il avoue un revenu annuel de plus de cent mille francs et confesse que la dépense de sa maison est très-inférieure à dix mille francs par an. Il n’a pas d’enfants et ses seuls héritiers sont des neveux très-éloignés qu’il ne voit jamais. Le sentiment dominant auquel il sacrifie tout est une cupidité sans bornes. Malgré sa santé chancelante, il se donne un travail considérable qui altère gravement ses forces pour économiser les 1 500 francs par an que lui coûterait un commis. J’ai eu plusieurs fois occasion de causer avec lui et de lui faire remarquer qu’au lieu de se priver pour accroître une fortune dont hériteront forcément des individus qui lui sont entièrement indifférents, il serait plus sage de mener une existence plus large, ne pas se fatiguer par un travail manuel inutile, de donner enfin à sa santé les soins nécessaires. Sa réponse invariable a toujours été celle-ci : « Vous avez bien raison, et je me le suis dit bien des fois, mais changer mon genre d’existence serait plus fort que moi, je n’éprouve de plaisir qu’à faire des économies. » Il continuera ainsi jusqu’à la tombe avec la claire conscience que le sentiment qui le pousse à amasser, loin de lui être utile, n’aura pour conséquence que d’abréger ses jours.

Je regrette que le défaut d’espace m’empêche de multiplier les exemples qui précèdent, notamment ceux analogues à celui de d’Alem-