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ses sentiments héréditaires ou acquis, sentiments qui le plus souvent n’ont rien à faire avec la raison. Elle serait bien embarrassée, du reste, cette raison que nous invoquons si souvent, de nous fournir les motifs de nos sympathies ou de nos antipathies et des opinions que nous nous formons. Celui-là seul qui est parvenu à connaître à fond son caractère, arrive à se rendre compte quelquefois des motifs qui le poussent à agir et peut se tenir en garde contre les impulsions du moment ; mais où est ce penseur cuirassé contre les illusions des sentiments, où est ce sage idéal connaissant à fond son cœur ?

Dans la lutte que l’intelligence doit si souvent soutenir contre les sentiments, elle n’a d’autres moyens d’agir que de mettre en présence des sentiments contraires. Aux impulsions de l’amour, par exemple, elle opposera les sentiments d’intérêt, de convenance, de réputation, qui doivent nous faire renoncer à nos projets. Entre ces divers groupes de sentiments, le plus fort l’emportera ; mais, en définitive, ce sera toujours un sentiment qui restera vainqueur. L’intelligence seule ne saurait avoir aucune prise sur nos actions. Je m’avoue entièrement impuissant à concevoir un seul mobile qui pourrait déterminer à agir un être constitué uniquement par une intelligence pure.

Le caractère émotionnel, l’imprévoyance, l’absence d’empire sur soi-même, l’obéissance aux suggestions du moment, que l’on constate chez les sauvages et l’homme primitif, tiennent uniquement à ce que leur imagination représentative n’est pas assez développée pour mettre en présence des sentiments provoqués par les objets actuels d’autres sentiments capables de limiter leur action. Si les sentiments, qui se transforment immédiatement en actions chez le sauvage, ne subissent que bien plus lentement la même transformation chez l’homme civilisé, cela tient à ce que chez ce dernier, des idées et des sentiments contraires s’étant lentement associés dans la suite des temps, la cause qui produit un sentiment réveille immédiatement toute une série de sentiments antagonistes qui restreignent considérablement la tendance à céder aux impulsions du moment.

À mesure que nous nous élevons dans l’échelle vivante, de l’animal aux espèces humaines inférieures, et des espèces inférieures aux espèces supérieures, nous voyons l’aptitude à résister aux sentiments présents graduellement s’accroître ; mais l’homme a pendant de trop longues périodes de siècles obéi aveuglément aux sentiments du moment, et il y a trop peu de temps qu’il est civilisé pour que, malgré la rigidité des liens sociaux, il n’ait pas conservé des traces