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passé d’une immense longueur, d’un passé qui n’est pas le sien, mais qui pèsera toujours sur lui d’un poids auquel nulle puissance ne pourra jamais le soustraire. Suivant les parents dont il est issu, l’individu possède en voyant le jour des sentiments élevés ou bas absolument comme le chien apporte en naissant l’instinct qui lui fait cacher ses aliments et l’abeille celui qui lui apprend à construire sa demeure. C’est le passé de ses ancêtres qui le fait ce qu’il est, beau ou laid, sain ou malade, spirituel ou stupide, bon ou méchant. Ce n’est pas sans sagesse que certains peuples de l’Orient punissent les parents pour les fautes de leurs fils et que nous voyons dans la Bible le Dieu des Juifs maudire la descendance la plus éloignée de ceux qui l’ont offensé. Sans doute une éducation convenable, continuée dans le même sens pendant plusieurs générations, pourrait à la longue modifier les sentiments c’est-à-dire le caractère, mais l’éducation telle qu’elle est aujourd’hui conçue se borne à obliger l’individu à mettre un masque sur ses sentiments réels. Il n’est pas besoin d’un œil bien pénétrant pour reconnaître que ce masque est rarement fixé d’une façon très-solide.

Ce qui nous fait souvent méconnaître le rôle exercé par nos sentiments sur notre conduite, c’est que tous ces sentiments, sans exception, n’arrivent à notre conscience que sous forme de résultats. Nous sommes tout à fait impuissant à les produire ou à les empêcher de naître. Nous sentons bien, par exemple, que nous éprouvons de la haine, de la jalousie, de l’amour, mais il n’est nullement en notre pouvoir de provoquer ou d’empêcher la formation de ces sentiments. La résolution qui résulte de l’action des motifs sur le caractère n’apparaît elle-même à la conscience que comme un résultat final ; l’élaboration de cette résolution s’est faite d’une façon entièrement inconsciente, et, tant qu’elle n’a pas abouti à un acte, nous sommes parfaitement ignorants de ce qui résultera de l’action des motifs sur nous. Dans le cas d’un choix difficile, la façon dont nous agirons nous est aussi ignorée jusqu’au moment où nous avons agi, que la détermination d’une personne étrangère. La raison n’intervient guère dans la plupart de nos résolutions et de nos actions que pour trouver après coup des motifs pour les justifier, et, dupe d’une vaine illusion, elle prend ces justifications pour les motifs mêmes qui les ont causées. L’individu qui nous donne les motifs pour lesquels il a agi dans telle ou telle circonstance déterminée, ne fait que nous donner les motifs qu’il a trouvés après coup, pour s’expliquer à lui-même sa conduite, et qui, bien souvent, sont fort loin des motifs véritables que lui-même du reste ne connaît pas. Ce qui a parlé en lui, c’est son caractère c’est-à-dire