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c’est, en second lieu, la résistance de la matière brute aux lois de laquelle la matière organique doit se plier et s’accommoder. « Ainsi, par exemple, la tendance, qui pousse au développement des couleurs les plus brillantes possibles, chez les animaux les plus faibles (petits oiseaux, coléoptères, papillons) est contrariée par la nécessité où ils sont de se dérober à leurs ennemis en prenant une couleur semblable à celle des objets environnants. » Mais dès que la beauté est conciliable avec la vie, elle apparaît, sans s’inquiéter de savoir si elle est utile et si elle favorise la concurrence vitale, à moins qu’on ne prétende expliquer par la sélection sexuelle la beauté de certaines chenilles, qui ne se reproduisent pas sous cette forme.

Ainsi quand l’intelligence inconsciente, qui donne au mécanisme de l’univers sa direction, a trouvé des combinaisons durables, quand elle a adapté l’être à son milieu, prévu et évité toutes les causes de destruction, elle n’est pas satisfaite encore. C’est trop peu de l’utile puisqu’il est nécessaire. Afin que son ouvrage soit bien à elle, elle y ajoute quelque chose d’elle-même, elle s’y montre avec clarté, pour le seul plaisir d’apparaître ; afin de manifester toute sa puissance, elle prouve par la beauté, qu’elle ne l’a pas épuisée à surmonter les obstacles. De ce point de vue la beauté c’est une finalité sans fin ; c’est l’intelligence victorieuse, triomphante, qui pendant un instant s’arrête et se repose du travail perpétuel, que lui impose l’aveugle volonté dans son désir absurde de vivre ; c’est l’esprit se jouant à la surface des choses, et manifestant ainsi sa supériorité sur la force brutale de la matière, qu’elle domine sans effort visible.

Dans l’homme comme dans l’univers le beau est toujours la création de l’inconscient ; la nature de l’universel artiste peut nous donner encore des révélations sur la nature de la beauté. L’inconscient, c’est la suprême sagesse, occupée sans cesse à guérir la douleur, à adoucir les amertumes de l’existence, à réparer les fautes de la volonté : il ne fait rien en vain, ses efforts étant trop précieux pour qu’il les prodigue à un travail inutile. S’il en est ainsi, puisque le beau n’existe qu’à la condition d’être connu, il ne peut avoir d’autre raison d’être que la consolation des hommes ou des esprits en général, chez qui au malheur de l’existence s’ajoute celui de la conscience et de la réflexion : c’est une condescendance de l’inconscient « qui s’accommode aux besoins de la volonté consciente. » N’est-ce pas ce que disait Kant quand il affirmait que le sentiment esthétique n’est que « l’harmonie subjective des facultés de connaître, le libre jeu dé l’imagination et de l’entendement en accord, » dont on prend une conscience immédiate par la sensation ? En étudiant le beau dans ses