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trer l’obstacle toujours présent, toujours grandissant ; que de tendre les bras vers la côte d’un rivage aimé, et de voir le vaisseau toujours de plus en plus s’en éloigner ! »

Otto Ludwig parle sans cesse des dangers de la réflexion, de sa stérilité, de son impuissance ; il lui oppose l’innocence de la production naïve, inconsciente, qui seule peut donner la fécondité dans le beau. Il condamne Schiller ; il l’accuse d’aimer l’oratoire, le clinquant ; de ne chercher la simplicité que « comme une parure qui achève une toilette. » « Schiller, dit-il encore, n’a eu que l’aspiration vers le beau, Gœthe a réalisé le beau lui-même. » L’art qui redevient nature voilà le seul art vrai ; comme l’instinct est la forme de l’activité de la nature, il faut que la production artistique devienne instinctive. « La poésie habite dans les secrètes profondeurs de l’âme, le clair empire de la conscience appartient à la philosophie. » Schiller écrivait à Gœthe : « Votre manière de passer tour à tour de la production à la réflexion est vraiment digne d’envie et d’admiration. Ces deux opérations se séparent complètement en vous ; aussi toutes deux sont également bien accomplies. Aussi longtemps que vous produisez (arbeiten) vous êtes réellement dans l’obscurité (im Dunkeln), et la lumière n’est qu’en vous ; mais quand vous commencez à réfléchir, alors la lumière intérieure jaillit de vous et illumine les objets, pour vous et pour les autres. Chez moi les deux opérations se confondent, et ce n’est pas à l’avantage de ce que je fais. » Otto Ludwig ajoute : « Très-bien ! Parfait ! »

M. de Hartmann souscrit à toutes ces affirmations. L’entendement, aidé de toutes les règles déduites des œuvres des maîtres d’autrefois, ne peut aider en rien la création, car il n’ajoute pas à l’impulsion créatrice. Au contraire, tant que la pensée de ces règles occupe l’esprit, il est impuissant. Il faut que la conception forme un tout, un organisme véritable, et, pour cela, qu’elle naisse toute faite des profondeurs de l’activité inconsciente. Ce qui est vrai de la conception primitive est vrai des idées de détail qui l’achèvent. Il n’y a malheureusement aucun génie, à qui toutes les parties de l’œuvre se présentent spontanément et d’un seul coup. Le travail de la réflexion intervient toujours pour suppléer aux lacunes de l’inspiration, et introduit dans les œuvres les plus belles d’inévitables imperfections qui peuvent se dissimuler, mais qu’un œil perçant ne manque pas d’y découvrir.

Est-ce à dire que la réflexion ne doive jouer aucun rôle dans la création esthétique ? — En premier lieu « l’artiste doit préparer d’avance, dans son esprit, le terrain sur lequel tomberont les