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séailles.l'esthétique de hartmann

compositions entières, des actes à plusieurs personnages, où des orchestrations achevées dans le détail peuvent, pendant tout un mois, être portées dans la tête sans rien perdre de leur vivacité, de leurs effets. » Il n’y a pas de vrai génie dans les arts sans cette faculté de la vision imaginative, qui peut aller jusqu’à l’hallucination. Si nous considérons maintenant la nature de ces images évoquées par la fantaisie, nous verrons que toutes ont été fournies par la perception sensible et conservées par la mémoire, « Aucun élément nouveau dans les couleurs, les odeurs, les saveurs, le son, la parole, ne nous y est révélé. »

L’homme de talent se borne à choisir et à combiner des images, par un travail que dirige le jugement esthétique : il élimine les éléments de laideur, il réunit les éléments de beauté, mais, en dépit des procédés, de la routine, du métier, il ne produit que des œuvres estimables et froides. « Il n’a pas senti le souffle vivifiant de l’inconscient que la conscience regarde comme une inspiration supérieure et inexplicable, qu’elle doit reconnaître comme un fait, sans pouvoir en pénétrer le mystère. » « La réflexion travaille péniblement les plus petits détails de son œuvre ; elle la construit dans la souffrance, le doute, les tourments de toute sorte ; elle se fatigue à défaire, à refaire dans le détail, et n’arrive que peu à peu à composer le tout. Le génie reçoit comme un don des Dieux, qui ne lui coûte rien, la conception totale, d’une seule pièce. » Les œuvres du talent sont des jeux de patience, sans unité et sans vie ; les œuvres du génie sont des créations vivantes, dont tous les éléments sont si bien coordonnés qu’on ne peut les comparer qu’aux organismes de la nature, qui doivent également leur unité à l’inconscient.

Dans son article sur Otto Ludwig, m.  revient sur la production artistique, et cherche dans les confidences de ce poète allemand la confirmation de ses propres théories. « Otto Ludwig était un poète bien doué, et en même temps, plus que personne avant lui peut-être, il a réfléchi sur la faculté de création poétique. » Ce qui ajoute à l’intérêt de ses remarques c’est la contradiction intérieure, dont il souffre, c’est la lutte entre l’inspiration, qui l’entraîne, et la réflexion critique qui arrête son élan. « Il regrette sans cesse l’innocence perdue de l’instinct créateur, et ne peut pourtant rentrer dans le paradis perdu ; il reste enfant de son siècle de doute. Il veut s’affranchir de la réflexion à force de réflexion, et s’éloigne toujours davantage de l’intuition créatrice du poète. Ce conflit intérieur donne à ces études un attrait profondément tragique. Quoi de plus tragique, en effet, que d’avoir ainsi conscience de sa haute mission, que de se sacrifier pour l’accomplir, et de rencon-