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ribot.m. taine et sa psychologie

temps. Mais ceci ne répond en rien à la question posée : Comment un état de conscience actuel peut-il nous apparaître comme passé ? L’explication de M. Taine, si neuve et si ingénieuse qu’elle soit, ne nous paraît pas résoudre le problème. Il dit qu’il y a antagonisme quant à la simultanéité ; mais cette expression même renferme la difficulté à résoudre : une différence de position dans le temps. — En résumé, il y a dans la mémoire deux choses : l’une très-bien expliquée, ce sont les associations d’images qui en constituent le fond et dont on connaît les lois ; l’autre inexplicable, c’est la position des images dans un temps passé. Et c’est cependant ce caractère qui est le propre du souvenir, qui le différencie de toutes les autres formes d’association (raisonnement, créations poétiques, etc.). Chaque image apparaît ici comme ayant une quantité de durée et une place dans la durée. En sorte que l’on se heurte constamment à l’une des notions les plus inextricables de la métaphysique : la nature du temps, et qu’il, faut renoncer à l’explication dernière d’un fait inséparable d’elle.


L’exposition du mécanisme de la connaissance se termine par l’étude de la « connaissance des choses générales. » En ce point, M. Taine est d’accord avec l’École anglaise contemporaine, faisant dériver comme elle les principes d’une généralisation de l’expérience. Il a aussi exposé de main de maître, d’après Stuart Mill, les méthodes qui conduisent à la découverte des couples, c’est-à-dire des caractères généraux, liés deux à deux d’une façon inséparable, et formant ainsi ce qu’on appelle une loi. Il y a cependant une question sur laquelle un désaccord éclate entre les deux philosophes, question capitale puisqu’elle a pour objet la nature et l’origine des axiomes. M. Taine croit pouvoir prendre sur ce point une position propre entre Kant et Stuart Mill. Pour Kant, comme on le sait, les principes régulateurs de l’expérience sont des formes purement subjectives de notre esprit : il n’y a de nécessité dans le monde des phénomènes que celle que nous y mettons ; il y a du nécessaire, mais ce nécessaire vient de nous, non d’ailleurs, et dérive fatalement de la constitution même de notre esprit. Pour Stuart Mill, au contraire, il n’y a pas de nécessité ; il n’y a que des liaisons habituelles, qui se répétant constamment dans l’expérience, ont produit chez l’homme des associations d’idées indissolubles : d’où il suit que les vérités dites nécessaires, ayant la même origine que les vérités d’expérience, sont sujettes aux mêmes restrictions et aux mêmes doutes ; qu’elles sont valables dans notre monde et dans les limites de notre expérience, mais qu’au-delà rien n’en garantit la validité.